Page:Le Tour du monde - 06.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à cheval en caracolant, car il était à cette époque jeune, beau et habile cavalier, il leva la tête de ce côté et vit, dans le cadre obscur de la fenêtre, les grands yeux de la jeune fille briller comme deux topazes. Elle s’en aperçut, rougit, et dans son effroi laissa tomber un œillet qu’elle tenait à la main. Le prince s’arrête, descend de cheval, ramasse la fleur et la porte à ses lèvres en regardant la fenêtre ; mais déjà la vision charmante avait disparu. Plusieurs jours de suite Francesco passa vainement, la fenêtre restait toujours close. Le cœur attristé, il appela alors son confident, un certain Mondragone, Espagnol intelligent et instruit, que son père avait placé près de lui comme une sorte de mentor. « Avant huit jours, lui dit le prince, il me faut savoir le nom de cette beauté. »

Le dévoué Mondragone, courtisan avant tout, s’empressa de demander conseil à sa femme. Celle-ci, heureuse d’une mission qui pouvait lui valoir les plus hautes faveurs, court prendre immédiatement ses mesures ; bientôt elle sait que la maison est habitée par deux ménages, l’un jeune et l’autre vieux ; qu’une femme âgée sort chaque matin pour aller aux provisions, tandis que les deux hommes vont le soir porter leurs travaux d’écrivains ; qu’enfin la jeune fille ne sort jamais. Il lui faut maintenant trouver moyen de pénétrer dans l’intérieur de cette famille, et voici le plan auquel elle s’arrête. Elle monte dans sa voiture, guette la sortie de la vieille femme et ordonne à son cocher de la suivre en s’arrangeant de façon à la pousser avec ses chevaux à quelque tournant de rue, et de la faire tomber. Ainsi fut-il fait. La pauvre femme, heurtée violemment, roula par terre et poussa les hauts cris ; aussitôt la belle dame s’élance de son carrosse, court auprès de sa victime, la fait relever par ses gens, placer sur les coussins à côté d’elle, et ordonne à son cocher, après l’avoir grondé de sa maladresse, de la conduire à sa demeure ; puis elle fait venir son médecin, s’installe à côté du lit de la malade et déclare qu’elle la soignera elle-même. Pendant ce temps, la Mondragone observe tout et reconnaît bien vite à la conversation de la jeune fille, ainsi qu’à ses manières, qu’elle n’a pas affaire à une bourgeoise. Sous ses humbles vêtements se trahissait la fierté des Capello, et lorsque vint le soir elle partit certaine d’avoir entrevu un secret, dont elle saurait tirer parti.

Chaque jour elle revint à la maison Bonaventuri, et, tout en causant, ne manqua pas de parler de sa position à la cour, d’offrir même ses services. La belle Bianca, dont elle captait la confiance par mille cajoleries, finit par tout lui dire, en la priant de chercher à faire lever l’arrêt du Conseil des Dix qui les menaçait tous les quatre. La Mondragone promit alors une audience du grand-duc, lui faisant comprendre qu’elle obtiendrait bien mieux cette grâce, si elle racontait elle-même ses malheurs. Il fut convenu que le lendemain elle l’emmènerait chez elle, pour essayer la toilettera plus convenable à une patricienne reçue par le souverain. Elle vint en effet et sortit avec Bianca qui ne revint pas. Pietro se jeta dans tous les excès, et une nuit fut assassiné près du Ponte Vecchio, à la suite d’une querelle. Sa vieille mère fut seule à le pleurer.

Après la mort de la grande-duchesse Jeanne d’Autriche, Francesco Médicis épousa secrètement Bianca dans la chapelle du palais. Ce secret, comme on le pense, ne fut pas longtemps gardé, et Bianca occupait ostensiblement, six mois après, la place de Jeanne d’Autriche. Le grand-duc envoya comme ambassadeur à Venise, pour annoncer son mariage, le comte Mario Sforza de Santa Fiora, et les parents de Bianca allèrent au-devant de l’ambassade, afin de lui offrir l’hospitalité au palais Capello. Grimani lui-même, ce patriarche farouche qui avait soulevé la noblesse lors de la fuite de sa nièce, descendit en habit pontifical à la porte du palais pour recevoir le comte Sforza. Le sénat, à cette occasion, créa les deux Capello chevaliers de l’Étole d’or, et le Conseil des Dix voulut que cet événement heureux fût constaté au livre d’or.


La maison de Goldoni. — Le Titien. — Le pont du Paradis.

Continuons maintenant nos excursions, et, repassant devant le palais Foscari, nous entrerons dans un canaletto de l’aspect le plus pittoresque, avec ses deux clochers, l’un de l’église del Carmine, l’autre des Frari, et sa vierge à baldaquin qui surmonte le mur d’enceinte du beau palais Rezonico. C’est au bout, près du pont dei Nomboli ou della Dona Onesta, à l’entrée della via di Ça-Cent’anni, paroisse San Thomazo, que se trouve la casa dans laquelle vint au monde, en 1707, le célèbre poëte Goldoni, le restaurateur du théâtre italien (voy. p. 32). La République de Venise fit la faute grave de le laisser mourir sur la terre étrangère, pensionné et comblé d’honneurs par le roi de France. Jamais, il faut le dire, les Vénitiens ne surent assez apprécier le mérite de leurs écrivains, bien différents en cela des Athéniens, qui couronnaient de roses Aristophane à sa sortie du théâtre, alors qu’il venait de les frapper de ses plus mordantes satires. L’intérieur de cette cour, avec son escalier et ses pampres verts, est un des jolis types de la maison vénitienne bourgeoise.

À chaque pas que l’on fait à Venise, on est certain de fouler une dalle historique, de passer devant quelques petits canaux, ruelle, atrio ou cortile, offrant à l’artiste ou à l’archéologue des études pleines d’intérêt. Voyez cette porte si élégamment sculptée, n’est-elle pas l’œuvre d’un artisan de premier ordre ? Et ces marteaux de bronze qui représentent soit Neptune debout sur ses deux chevaux marins, soit Vénus, c’est-à-dire Venise, sur sa conque marine sortant du sein des ondes, n’ont-ils pas été modelés dans l’atelier de Vittoria ou de Sansovino ? Frappez maintenant à cette porte, et vous entrerez dans la cour du palais Van Axel, curieux par son immense et pittoresque escalier, dont la rampe supporte les têtes sculptées des maîtres de la maison. Plus loin, c’est l’habitation du célèbre voyageur Marco Polo ; puis dans la contrada San Canciano, à l’endroit qu’on nomme aujourd’hui Biri grando, on voit encore une partie de la