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bles que m’ait offerts la chaîne des Andes depuis la Terre de Feu jusqu’à l’Équateur. Cinq fois les hasards de ma vie m’ont conduit en ce lieu farouche, et chaque fois, en y abordant, j’ai regretté de n’avoir pas, comme Josué, la faculté d’arrêter le soleil pour prolonger le jour et pouvoir passer outre.

Cette sixième fois, la sensation que j’éprouvai à son aspect fut moins désagréable que de coutume ; la fatigue, le froid, la faim, et surtout la peur de passer la nuit à la belle étoile, me disposaient à voir les choses d’un bon œil. L’accueil des postillons acheva de me réconcilier avec la poste. Quand j’eus soupé d’une tasse de chocolat et d’un morceau de pain grillé, je passai dans le compartiment de la hutte affecté aux voyageurs, où je procédai à ma toilette nocturne, pendant que Ñor Medina calfeutrait de son mieux les trous et les lézardes des murailles. Un feu de déjections de lama fut allumé ensuite au centre de la pièce, et un Indien de la poste se chargea, moyennant une rétribution modique, de veiller à son entretien pendant toute la nuit. Grâce à la vigilance de notre vestale en caleçon, nous jouîmes d’une température assez convenable.

Le lendemain, par un de ces froids qui cerclent le front d’un bandeau de fer et provoquent une sécrétion des glandes lacrymales, nous quittâmes la poste de Huallata, et laissant à notre gauche la route de Cuzco, nous marchâmes au-devant du soleil levant. Après avoir descendu une suite de talus assez rapides, nous entrâmes dans la grande plaine dite des Dragées (pampa de los Confites), à cause de son sol jonché de petits galets arrondis par le travail des eaux primitives. Cette plaine, dont la traversée nous coûta deux heures de marche, est bornée du nord-est au sud-est par un entassement de pics trachytiques, roides, aigus, contrefaits. Sous la neige qui les recouvrait en partie, on apercevait de longues zébrures, jaunes, noires, rousses, qui produisaient par le contraste un effet singulier. Qu’un peintre eût placé sur sa toile un fond de pareilles montagnes, et la critique n’eût pas manqué de lui rire au nez, en vertu de cet axiome harmonieusement formulé par Boileau : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »

Une maison dans la Sierra Nevada.

Une traversée de la chaîne des Andes peut être tentée en toute saison, puisque nous-même l’avons effectuée quelque trente ou quarante fois, sur différents points et à divers mois de l’année ; mais les époques les plus favorables pour un voyage de ce genre sont les mois d’avril et de septembre. En avril, la neige ne tombe pas encore et n’apparaît que dans les régions où elle est éternelle. En septembre, la neige sporadique, qui de juin à août recouvre les chemins, est déjà fondue, et après avoir fait déborder torrents et rivières, est allée porter son tribut annuel aux deux Océans.

Comme on était alors en juillet, c’est-à-dire au cœur de l’hiver, nous devions nous attendre à être surpris par une de ces tempêtes qui éclatent communément dans l’après-midi, à moins que le ciel — et c’était peu probable — ne se montrât clément à notre égard pendant un jour ou deux. En ce moment nous traversions une région pierreuse et très-accidentée où, aidé de mes seules connaissances topographiques, je me fusse infailliblement égaré ; mais Ñor Medina était un pilote expérimenté, et la façon dont il louvoyait à travers les ravins et les fondrières bannissait toute crainte de mon esprit. Dans les passages étroits et périlleux, il marchait devant sans parler et je le suivais, imitant son silence ; quand la largeur du chemin nous permettait de trotter côte à côte, nous charmions l’ennui du voyage en devisant, non pas de faits d’amour et de guerre, comme la Môle et Coconnas, mais de la probabilité de trouver à la fin du jour une cahute hospitalière et quelque chose à mettre sous la dent.

Sur les deux heures, quelques jolis nuages blancs, de