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riches partager leur fortune… » Tout à coup il fut tiré de ses réflexions par un bruit sourd, étrange, et qui ressemblait à un tremblement de terre… Il s’arrête épouvanté, et voit devant lui le géant dont les yeux jetaient des flammes et dont la bouche écumait de rage. L’Ostiak aurait voulu être anéanti, il tremblait comme s’il eût été coupable.

« Je ne suis, dit-il au géant, ni un ingrat, ni un voleur ! j’ai ce que vous m’avez donné, je suis assez riche de vos bienfaits, je n’ai pas un vol impie sur la conscience. » Ces simples paroles persuadèrent le géant, qui se mit à courir d’un pas désordonné dans une autre direction ; il atteignit bientôt les véritables voleurs, et leur dit : « Vous avez abusé de ma bonté, vous êtes de lâches ambitieux, vous serez punis ! » et en prononçant ces mots, il prit son arc et tendit la flèche dont j’ai déjà parlé ; la flèche fut lancée et les six voleurs furent transpercés à la fois.

Après cette exécution, le géant s’approcha de l’Ostiak et lui dit : « J’ai le pouvoir de punir les coupables, et j’ai assez de puissance pour récompenser la vertu. Tu as résisté à la tentation des richesses, tu as eu le rare courage de donner un bon conseil ; tu auras le prix de ta bonne action, regarde : autour de toi tout t’appartient, ces innombrables troupeaux t’appartiennent ; possède sans crainte tes richesses et sois toujours honnête pour être digne de ton bonheur. »


Un nouvel an dans l’exil.

29 décembre. — Les fêtes de Noël se succèdent sans interruption jusqu’à l’Épiphanie, et tout le temps de ces fêtes on se travestit, on prend différents costumes, et ainsi affublé, bariolé et masqué, on se rend des visites. Tout cela se fait sans gaieté, sans la moindre démonstration de joie ou de bonne humeur ; on est déguisé, voila tout, mais on parle très-peu.

1er  janvier 1840. — Les cloches ont annoncé la solennité du jour, et chacun se fait des félicitations, des souhaits et des vœux… Quel triste jour pour moi ! je n’embrasserai pas mes chers enfants, je ne recevrai pas leurs douces caresses !… Le passé est si loin et l’avenir si obscur… Je suis allée à l’église, j’ai demandé à Dieu une espérance, une seule… En rentrant chez moi j’ai trouvé une lettre de mes enfants ; et moi aussi, je suis heureuse, je puis participer au bonheur des autres, mon cœur est tout réchauffé, je pourrai vivre puisque mes enfants pensent à moi !

21 janvier. — Deux jours avant l’Épiphanie, le délire est au comble, les Bérézoviens se livrent à des danses fantastiques : l’âge et le sexe n’y font rien, les cheveux blancs comme les cheveux noirs jettent leurs bonnets par-dessus les moulins ; les grand-mères folâtrent avec intrépidité, les petites-filles, à leur exemple, perdent toute retenue. J’ai vu une femme qui avait au cœur le deuil d’un petit enfant, et qui sautait et qui dansait avec une rage effrénée, comme si de rien n’était. Deux jours avant l’Épiphanie, on ne doit pas être triste, la gaieté est un devoir, on est fou, insensé et heureux pendant ces deux jours.

Le lendemain, quand la ville fut rentrée dans le calme ordinaire, notre bonne hôtesse est arrivée chez moi armée d’un goupillon et d’un vase plein d’eau bénite ; elle se mit aussitôt à faire des signes de croix et à répandre de l’eau bénite dans toutes les directions ; elle aspergeait, elle aspergeait, sans oublier le plus petit coin. « Qu’est-ce que cela signifie ? lui dis-je. — Puisque vous ne comprenez pas nos pieuses coutumes, me répondit-elle, je vais vous expliquer la chose. La ville dans ces derniers jours a été la proie du diable, ces fêtes et danses sans nom sont l’œuvre de Satan ; ces jeunes filles modestes qui deviennent effrontées, ces jeunes garçons qui deviennent audacieux ; ces vieilles femmes qui n’ont plus l’excuse de la jeunesse pour être folles, ces vieilles femmes qui se font plus laides, plus repoussantes en grimaçant le plaisir, toutes ces choses hideuses sont soufflées par les démons de l’enfer… Aujourd’hui il faut en finir avec le pouvoir infernal, et je répands l’eau sainte pour terrasser le démon ; il ne reviendra plus ; à tout jamais il est chassé par mes aspersions et par mes prières. »

La nuit suivante il y eut sur la ville une tempête effroyable, les volets sortaient des gonds, les toits s’écroulaient, les arbres étaient tordus, déracinés ; je crus, au plus fort de l’ouragan, que la maison allait s’abîmer. Notre hôtesse, toujours pleine de sollicitude, vint dès le matin pour s’informer de nos nouvelles ; nous la remerciâmes et nous lui dîmes que nous avions fini par dormir malgré le vacarme.

« Cela ne m’étonne pas, dit-elle, j’avais pris mes précautions ; mais vous voyez quelle a été la colère du diable ! Nous aurions tous péri dans la tempête sans mes aspersions. »

Le froid ne discontinue pas ; le thermomètre de Réaumur marque aujourd’hui trente-cinq degrés. La salive gèle avant d’arriver jusqu’à terre, et la respiration se condense en sortant de la bouche.

26 février. — C’est aujourd’hui le premier jour du carême, et, selon l’usage établi, on se rend des visites dans le but très-respectable de se demander humblement pardon des torts réciproques qu’on a pu avoir, dans le courant de l’année, les uns envers les autres. Cet usage n’est pas, comme on pourrait le croire, une vaine formule, ou quelque chose ressemblant à nos vœux du nouvel an ; non, on agit par un sentiment chrétien, plein de sincérité, et il arrive souvent que des haines envenimées, des rancunes, des inimitiés s’effacent après des paroles de pardon ou des excuses parties du cœur.

L’observance du jeûne et du maigre est poussée au dernier point. En carême, il est d’obligation de manger très-mal, ou de ne pas manger du tout. Le poisson est fort en faveur ; généralement, on le sert cru, et comme il est complétement gelé, on le coupe en petites tranches très-minces qu’on avale comme les huîtres et avant qu’il ait eu le temps de dégeler ; quelquefois on le saupoudre de poivre, mais jamais on n’emploie le sel. Quand la maîtresse de la maison apporte sur un plateau ces tranches de poisson, les convives se hâtent de les pren-