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Le géant tira une flèche du fond de son traîneau, l’ajusta à son arc, la lança dans l’espace et dit : « Suivez la trace qu’elle aura marquée. »

Les chasseurs obéirent, ils suivirent la direction de la flèche et arrivèrent à l’endroit où cette flèche était fixée dans la neige. Tous se précipitèrent pour s’emparer le premier du talisman, mais la force des sept hommes ne put parvenir à le déraciner. Il faut dire que la flèche était proportionnée à la main qui l’avait lancée.

Après la première émotion, les chasseurs se prirent à regarder autour d’eux. Quelle ne fut pas leur surprise en apercevant les trois mélèzes, la grosse pierre et le tronc d’arbre ! Bientôt toutes les prédictions du géant se vérifièrent, car ils ne tardèrent pas à voir de çà et de là une immense quantité de gibier. Un coup de fusil tiré au hasard abattait un renard ou une hermine. La chasse, aussi facile que magnifique, fut si considérable, que les sept traîneaux avaient peine à la contenir.

Les chasseurs pensèrent un moment qu’il serait prudent de regagner leur gîte après un si riche butin ; mais en se voyant à l’endroit même ou ils avaient fait la rencontre du géant, ils s’arrêtèrent et se demandèrent si la reconnaissance ne leur commandait pas d’aller remercier leur bienfaiteur ; la chose était possible, car on distinguait sur la neige les sillons du traîneau qui avait emporté le géant.

Ils suivirent cette direction, et chemin faisant ils rencontrèrent encore le plus beau gibier ; mais ils ne voulurent pas s’arrêter, tant ils étaient empressés de contempler leur sauveur. Enfin, l’asile sacré leur apparut, et le géant, comme un simple mortel, vint à leur rencontre, suivi de son épouse et de son père ; après les salutations réciproques, le géant sortit un moment, tua quatorze rennes, et ordonna à sa femme de les préparer le mieux possible pour le souper, mais il commença par en détacher les têtes et les offrit aux chasseurs. Les Ostiaks sont très-friands de ce régal ; cependant les chasseurs témoignèrent un grand étonnement en voyant les apprêts du souper, et dirent modestement qu’ils ne pourraient pas manger tout ce qu’on leur servait. « Vous ferez comme vous l’entendrez, répondit le géant ; moi je n’ai rien changé à mes habitudes ; ce que vous voyez là est mon ordinaire. » Les chasseurs, malgré la capacité de leur estomac, ne purent aller au delà de deux rennes ; mais leur sobriété trouva sa récompense, car le géant fit mettre dans les traîneaux les restes du souper.

Au moment d’aller se coucher, le géant fit apporter un grand nombre de fourrures, toutes plus belles les unes que les autres, puis il les offrit courtoisement aux chasseurs, en disant : « Je veux que vous dormiez sur ces fourrures, et demain vous les emporterez avec vous. »

Quand le jour fut venu, les chasseurs se présentèrent devant le géant pour le remercier encore de sa généreuse hospitalité. Toute la famille était réunie ; le vieux père prit la parole et dit à son fils le géant : « Laisserez-vous partir ces étrangers sans leur donner quelques témoignages de votre munificence ? » Le géant s’empressa d’obéir à son père, il prit un lacet d’une longueur démesurée, le montra aux chasseurs et leur dit : « Je vais prendre des rennes ; autant il en tiendra dans mon lacet, autant je vous en donnerai. » Cela dit, il sortit sans quitter l’avenue de son palais. Un coup de sifflet se fit entendre, c’était le géant qui appelait les rennes, et les rennes accoururent, et il les attrapait soit par les cornes, soit par les jambes ; quand il en eut trente, il les distribua aux chasseurs ; ceux-ci se confondirent en remercîments, puis ils partirent.

En cheminant., ils firent rencontre d’un troupeau de rennes de la plus belle espèce. « Ah ! les belles bêtes ! » s’écrièrent-ils. Puis l’un d’eux, plus hardi que les autres, osa proposer à ses compagnons de voler les rennes, ou au moins d’en prendre quelques-uns. « Celui à qui ils appartiennent, dit-il, ne s’en apercevra pas ; il est riche et est heureux, notre conscience sera tranquille.

— La même pensée me venait, dit un autre.

— Où peut-il cacher ses trésors ? reprit un troisième, car ses trésors doivent être à l’avenant de ses rennes.

— C’est singulier, ajoute le quatrième, je songeais à cela.

— En effet, reprennent le cinquième et le sixième, vous avez tous cent fois raison, et quel mal ferions-nous en prenant quelques rennes ? Celui qui possède tant de choses a plus de bonheur qu’il n’en mérite ; rendons nous la justice qu’on nous refuse, prenons ! » Et ils se mirent à voler tous les rennes qu’ils purent attraper.

« Camarades, vous allez commettre un crime, dit le septième chasseur : ingrats et voleurs, c’est trop à la fois ; on vous a comblés de bienfaits ; vous avez de quoi nourrir vos femmes et vos enfants pendant six mois au moins, et vous êtes encore possédés du démon de la convoitise ! ne souillez pas vos mains.

— Nous ne voulons ni de ta morale ni de tes conseils, s’écrièrent les chasseurs… Allons, à l’œuvre, et que celui qui nous blâme nous laisse en paix.

— Oui, je m’éloignerai de vous ; mais avant de m’éloigner, je vous supplie encore de penser à vos enfants, car votre crime retombera sur eux.

— Nos enfants seront plus riches, c’est là l’important, et les tiens seront toujours pauvres… Sauve-toi, ajoutèrent les voleurs, ou sinon nous t’assommerons : nous serons plus sûrs de notre secret. »

L’honnête homme réunit les rennes qui lui appartenait légitimement, fit marcher son troupeau devant lui et partit la conscience tranquille, mais le cœur triste.

Quand les voleurs furent délivrés d’un témoin importun, ils s’emparèrent de trois cents rennes, et les rapprochèrent de ceux qu’ils avaient déjà, pour mieux cacher leur vol.

Tout en cheminant, s’arrêtant quelquefois pour voir si ses anciens camarades ne le suivaient pas, touchés peut-être par le remords ou par la peur ; tout en cheminant, le brave Ostiak réfléchissait. « Ils étaient honnêtes, se disait-il, et un moment a suffi pour les rendre criminels. La richesse rend-elle malheureux ? rend-elle plus heureux ? je ne le crois pas. J’ai vu des pauvres partager leur dernier morceau de pain, et je n’ai jamais vu des