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ronflantes déclamations ; l’égalité, ici, est simple, vraie, c’est un fait dont personne ne doute et auquel personne ne réfléchit.

On avait placé devant le canapé une longue table couverte de dragées, de gâteaux, de fruits confits et de noix de cèdre. Cette collation pleine de luxe et de délicatesse était réservée pour les dames ; plus tard, on apporta le thé, plus tard encore le café, mais le café est un raffinement dont on n’abuse pas. Voici la façon dont on le prépare : la veille, on le fait bouillir pendant un certain temps, puis le lendemain on le fait bouillir dans le samovar, et on y ajoute de la crème froide. Cette préparation ne sent pas précisément le café, mais elle n’est point désagréable.

Les femmes jouent volontiers au boston ; celles qui n’aiment pas le jeu grignotent des noix de cèdre pendant toute la soirée : c’est leur passe-temps, leur seul divertissement, car on ne cause pas. À minuit, nous voulions partir, mais le maître de la maison nous dit qu’il ne le souffrirait jamais, parce qu’on allait servir le souper.

À deux heures du matin, on s’est mis à table. Tous les mets étaient froids, sauf un plat de piroguis. Il y avait je ne sais combien de langues de bœuf et de renne, préparées de différentes manières et ornées de feuillages, de fleurs et de tranches de citron ; puis des jambons marinés de Tobolsk, des cochons de lait et des oies grasses.

Après ce premier service, il y en a eu un second composé de côtelettes et de gibier de toutes sortes, assaisonnés au sucre, aux oignons et aux pruneaux, horrible assemblage qui nous donnait des nausées ; mais les Bérésoviens ne sont pas si difficiles, et ils ont dévoré ce second service comme le premier.

Ce n’est pas tout. Il y avait un troisième service, dont le plat du milieu était un veau rôti, un veau rôti flanqué de pièces de gibier rôties aussi….

Ce n’est pas tout ! Le quatrième service ne se fit pas attendre ; mais celui-là était plus modeste : une bouillie de riz nageant dans une sauce blanche.

Le cinquième service était plus réconfortant. Il se composait de gelées entourées de sauce au vin parfumé aux girolles, puis des gâteaux secs.

Ce repas homérique était destiné à cinquante personnes tout au plus ; je pensai, en voyant cette abondance, ces excès, ces prodigalités, que les derniers services seraient enlevés intacts, mais j’avais compté sans les estomacs bérézoviens. Tout disparut, tout fut englouti, et personne ne paraissait souffrir du travail de la digestion.

Au moment où nous voulions nous retirer, la maîtresse de la maison s’empara d’un plateau chargé de petits verres, puis elle offrit à toute la compagnie un vin doux, mousseux, fait avec du jus de framboises, de groseilles, du sucre et de l’eau-de-vie de France. On nomme cette boisson apogar. Cette distribution est le signal tacite du départ, que tout le monde exécute à la fois sans prononcer une parole.

13 juillet. — Aujourd’hui, j’ai assisté à un mariage. Voilà comment on procède à la cérémonie nuptiale : Ordinairement, le jeune couple se rend à pied à l’église, mais par exception la fiancée était placée sur un char recouvert de tapis et traîné à bras ; le fiancé l’avait devancée à l’église, et à l’approche du cortége il sortit pour aller au-devant de sa bien-aimée ; ils s’embrassèrent plusieurs fois, puis ils s’approchèrent d’un autel élevé au milieu de la nef. Le prêtre lisait les prières dans un missel, et le sacristain chantait à haute voix les devoirs du mariage. Les époux ne se font point de serments, ils ne se promettent pas de s’aimer ; ils échangent des anneaux, et après ce doux échange l’époux pose la couronne de fleurs symboliques sur le front de l’épouse ; ensuite le jeune couple fait trois fois le tour de l’autel ; puis on s’embrasse encore, et la cérémonie est terminée.

En revenant de l’église, j’ai appris la mort de Séverin Krzyzanowski, décédé à Tobolsk le 13 juillet. Paix aux cendres de ce grand citoyen, honneur à sa mémoire ! Que Dieu reçoive dans sa miséricorde ce martyr de la cause nationale !

20 juillet. — Enfin, je reçois des lettres ! J’ai là devant moi une lettre de ma fille. Je l’ai reconnue bien avant de rompre le cachet… On ne sait pas l’émotion que cause une lettre à une pareille distance et dans ma position… Je suis folle de joie, et je pleure… Mon adorable enfant veut venir me rejoindre. Puis-je accepter ce sacrifice ? dois-je refuser cette consolation ? D’autre part, on m’engage à détourner Pauline de son projet. Que dois-je faire, grand Dieu ?…


L’été à Bérézov.

Nous voilà au milieu de l’été et déjà l’automne se fait sentir ; les feuilles jaunissent et les fleurs meurent sous la gelée de la nuit. Les eaux qui s’étaient retirées avancent à pas de géant, et toute la nature reprend son âpre tristesse.

Après avoir écrit mes lettres, qui doivent partir demain, j’ai senti le besoin d’une solitude absolue et je suis allée faire une promenade dans la forêt ; ma pensée était si loin de là que je me suis égarée ; errant à l’aventure, j’ai fini par remonter un ruisseau et me suis guidée en suivant ses sinuosités. Pendant que je cherchais mon chemin, j’ai rencontré deux Ostiaks qui accomplissaient leurs devoirs religieux ; voilà en quoi cela consiste : ils se placent devant un arbre, un mélèze plus particulièrement et dans le lieu le plus écarté et le plus touffu de la forêt ; là, se croyant en sécurité et loin de tous les regards, ils se livrent à des contorsions d’épileptique, ils remuent les jambes et les bras, ils se démènent comme des possédés. Ces démonstrations païennes leur sont défendues ; mais malgré le christianisme qu’ils ont accepté, ils sont et resteront païens.

J’avoue que j’ai été prise de terreur en me voyant face à face avec ces Ostiaks qui pouvaient me tuer, me sacrifier à leurs dieux infernaux pour que je ne révélasse pas leur secret. Ils m’ont laissée passer et j’ai regagné Bérézov, en jurant que je ne serais plus si brave à l’avenir. Quoi qu’il en soit, j’ai échappé providentiellement à un grand danger ; on m’a raconté qu’une femme qui,