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À ce moment les passagers et les gens de l’équipage venaient de se réveiller. Un cri s’échappa de toutes les poitrines : La Polonaise s’est noyée ! Ma compagne entendant ces clameurs se précipita vers moi, et un serrement de main vint lui prouver que je n’étais pas morte ; mais au travers de ces événements pleins de péripéties et d’angoisses, il se produisit un incident burlesque, je veux parler du désespoir du Kosak qui avait la mission officielle de me garder à vue… Ce pauvre homme pleurait, s’arrachait les cheveux, levait les yeux au ciel et jetait sur moi des regards effarés… Touchée de me voir l’objet d’une sensibilité qui n’avait rien de russe, je trouvai assez de force pour dire au malheureux Kosak : « Je vous remercie de votre intérêt, mais consolez-vous, ne mourrai pas. — Tant mieux pour vous, me répondit-il et surtout tant mieux pour moi ; je réponds de vous, et si vous aviez péri, c’était moi, moi innocent, que l’autorité aurait puni ; dans ce cas-là l’autorité n’admet pas les circonstances atténuantes. »

21 mai. — Quelques heures de repos suffirent pour me remettre ; ma bonne nature prend vite le dessus : quelle aide que la jeunesse ! l’espérance n’est-elle pas toujours blottie au fond du cœur ?… On souffre, mais on pense à demain, et demain vous sourit ! Le temps n’a pas contribué à la prompte amélioration de ma santé, l’atmosphère est froide, brumeuse et bien en harmonie avec les pays que nous traversons… Partout des terres incultes, ou çà et là, à de grandes distances, des mélèzes, des cèdres et des sapins. Le vent souffle avec une telle violence, que le navire a dû mettre à l’ancre… La pluie tombe à torrents… Après un temps d’arrêt plus ou moins long, le navire se remet en mouvement, mais l’orage n’était pas encore calmé complétement, et l’embarcation, fouettée par les rafales, plongeait dans la rivière, tantôt sa poupe et tantôt son gaillard d’arrière.

Femmes et enfant de Bérézov ; costume d’été (voy. p. 231).

Plus nous avancions vers le nord, et plus l’aspect de la nature était aride. Nous étions dans la saison où les jours croissent avec une telle rapidité, que le coucher du soleil est à peine séparé de son lever. Après Demiauk, on trouve Samarov, le point le plus important entre Tobolsk et Bérézov. En cet endroit, l’Irtisch vient se jeter dans l’Obi ; on découvre des sites de la plus étrange magnificence, et on doit s’incliner devant l’impénétrable volonté de Dieu, qui crée de si étonnants contrastes.

24 mai. — En quittant Samara, nous entrâmes dans les eaux de l’Obi. Immense et merveilleux spectacle ! l’Irtisch ne se perd dans l’Obi qu’après avoir parcouru une très-longue distance. Les deux fleuves, avant de se mêler, de s’unir en quelque sorte, marchent parallèlement sans se confondre ; ils forment deux larges rubans très-distincts, en conservant leur couleur, leur aspect divers : les eaux de l’Irtisch venant des steppes Kirghises sont troubles, bourbeuses, et celles de l’Obi issues des montagnes sont pures, limpides, malgré la nuance foncée de leur surface.

Ce dernier fleuve se déroule en serpentant sur une vaste plaine, où il forme d’innombrables îlots tout verdoyants de saules et de plantes marines.

Nous approchions de la fin de mai, et le froid est encore d’une âpreté extrême ; ici, les arbres ont des feuilles ; un peu plus loin, la nature a conservé les stigmates de l’hiver ; partout des contrastes, et ce qu’on a devant les yeux ne peut donner une idée de ce que l’on verra plus tard.

Notre navigation nous conduit le long du pays des Ostiaks, où l’on trouve une espèce de civilisation, ou tout au moins quelques ressources, et nous pûmes nous procurer des vivres pour le reste de notre voyage. Les matelots qui avaient abordé et qui se chargeaient de nos commissions nous dirent que, si nous le voulions, il nous serait facile d’acheter une vache à très-bon compte : l’offre fut immédiatement acceptée, et nous fûmes bientôt en possession d’un bel animal de cette espèce. J’eus donc le plaisir d’inviter les passagers à prendre le thé et le café ; tous s’en réjouirent : il y avait si longtemps que nous étions privées de cette bonne habitude !


Bérézov.

Enfin, le 31 mai, après avoir quitté le grand lit de l’Obi pour celui de la Sosia, son affluent, nous aperçûmes une ville dans la direction du nord, et chacun s’écria : « Bérézov ! Bérézov ! » Après quinze jours de navigation, nous touchions au but de notre exil… Tous les passagers s’agitaient : les uns allaient revoir des