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même en Sibérie. Lors du séjour de l’héritier présomptif en ce pays, les commerçants commandèrent à Ceyzik un surtout de table pour offrir au prince ; celui-ci, dit-on, fut émerveillé de la beauté de ce travail. Le grand artiste ne peut suffire à toutes les demandes qu’on lui fait, on s’adresse à lui, il reçoit des commandes de tous les pays du globe : ses urnes, ses vases de bronze et ses têtes de pipes sculptées se vendent au poids de l’or.

Nous devions le 16 mai quitter Tobolsk pour Bérézov, sur une embarcation appartenant au négociant Braguine, mais le chargement n’était pas complétement fait. Chaque jour de retard était un jour de grâce ; la distance qui nous séparait du lieu de notre destination, ces pays inconnus, tout cela nous agitait de tristes pressentiments… c’était l’exil dans l’exil, la séparation absolue de tout ce qui compose la vie ou de tout ce qui la soutient dans l’absence. Nous allions trouver la plus cruelle solitude entre un ciel inclément et une terre aride.

Le 17 mai, on nous donna le signal du départ. Nos amis, encore une fois, furent parfaits pour nous, ils nous comblèrent de soins et de délicates attentions ; leur bonté et leur dévouement furent notre dernière joie et notre dernier bon souvenir.

Notre embarcation allait faire la grande pêche annuelle dans le golfe de l’Obi ; le chargement était énorme, le matériel considérable ; mais on nous avait réservé une cabine, la seule disponible dans le navire, et quelle que fût son exiguïté, nous dûmes nous en contenter, car elle nous mettait du moins à l’abri de la curiosité des passagers et de la grossièreté de l’équipage.

Trois coups de fusil donnèrent le signal du départ ; nos amis descendirent dans le canot après avoir serré nos mains dans une suprême étreinte… Pas une parole ne fut prononcée… Tout était fini, le devoir de l’Évangile devenait notre unique espérance.


Départ de Tobolsk.

Il était dix heures du soir, les brises d’une nuit calme nous apportaient les fraîches senteurs des bouleaux ; peu à peu, les rives de l’Irtisch disparaissant s’effaçaient dans une brume transparente ; le ciel tout parsemé d’étoiles nous inondait de ses douces clartés… Hélas ! chaque sillon du navire n’éloignait de toutes les affections de mon cœur, me séparait plus irrévocablement de la Pologne ; nuit de méditation, de tristesse et dont le souvenir ne me quittera plus. Ma compagne d’exil et moi, nous restâmes sur le pont, sans échanger un mot, et comme si nous redoutions de nous communiquer nos appréhensions pour l’avenir.

Avec l’obscurité croissante un profond silence se fit autour de nous ; les passagers et l’équipage, sauf les hommes de service, étaient plongés dans le sommeil ; et nous, les yeux fixés dans l’espace, nous voulions retenir les objets qui s’éloignaient, et nous n’apercevions plus que les petits jets de lumière qui s’échappaient de distance en distance des cabanes tatares. Au milieu de cet isolement solennel, je rêvais au passé, je méditais sur les hasards humains, mais saisie par l’intensité du froid de la nuit, je dus descendre dans ma cabine, où je cherchai vainement le sommeil.

À l’aube du jour, j’avais compté les heures, je fis ma toilette et je remontai sur le pont pour voir l’aspect du pays et pour demander où nous étions. Hélas ! nous n’avions encore fait que vingt verstes. Toute découragée, je regagnai mon pauvre asile. Pauvre est le mot, car il n’y avait dans cette cabine qu’une seule chaise et un lit médiocre ; cependant le jour qui pénétrait par une étroite fenêtre me permettait de lire et d’écrire. Vers le milieu de la journée j’aperçus les hauteurs de Bronikow et, de loin en loin, quelques cabanes et des terres cultivées ; mais ces traces de la vie, et de la vie active, étaient rares.

Outre le capitaine, les matelots et les gens de service, il y avait sur le navire deux marchands de Tobolsk, puis Mme Yaschtschenko, mère du gouverneur de l’École militaire de Bérézov.

Le chargement du navire se composait en grande partie de farine ; cet approvisionnement, destiné à Bérézov, était échangé contre du poisson et divers produits du pays. Les sacs de farine nous furent d’une grande ressource, et dans l’absence de tout confortable ils nous servaient de table à manger et de siége pour nous asseoir.

19 mai 1839. — J’inscris cette date, mais elle demeurera éternellement gravée dans ma mémoire… Pendant un espace de temps qu’il m’est impossible de mesurer, j’ai été entre la vie et la mort. Je vais essayer de raconter cet événement que les miens liront avec intérêt, si jamais ce récit leur parvient. Le jour commençait à paraître, ma compagne dormait encore, j’ouvris la porte de ma cabine et me disposais à monter sur le pont pour contempler les premiers rayons du soleil, mais l’odeur du goudron, du cuir et des salaisons me repoussa tellement, que je dus renoncer à mon projet. Je rentrai dans ma cabine et, pour me rafraîchir par l’air pur du matin, j’ouvris une petite porte qui donnait sur la rivière : un des canots se trouvait à ma portée, je ne résistai pas et sautai lestement dans la frêle embarcation. Pendant un moment j’éprouvai un bien-être indicible, l’eau limpide et brillante m’enveloppait de ses vapeurs, le ciel resplendissant me réchauffait de ses rayons, aucun bruit humain ne troublait mon extase… J’avais presque oublié l’exil et les menaces de l’avenir… Tout à coup une forte brise souleva le canot et je compris mon imprudence ! Je fis alors des efforts pour me rapprocher du navire, mais ce fut en vain ; j’appelai à mon aide et ma voix se perdait dans l’espace… Par un mouvement désespéré, je me saisis de la corde qui attachait le canot, je me crus sauvée ! D’une main je me cramponnai à la corniche du navire ; mais le poids de mon corps repoussa le canot et je restai suspendue dans l’espace, me sentant affaiblie, haletante, éperdue de terreur… Enfin, mes cris désespérés arrivèrent aux oreilles d’un passager, c’était un des marchands de farine ; je ne dois pas oublier son nom, parce qu’il m’a sauvé la vie : il s’appelait Korpamoff. Sans calculer le danger, il saute dans le canot, le pousse vers le navire, me prend par les épaules et me fait remonter ainsi sur le pont, où je tombe inanimée.