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viande froide, en un mot de tous les mets trop friands, trop savoureux ou trop substantiels ! Après cette leçon assez vertement donnée, je dis à l’hôtesse que nous nous conformerions à l’usage établi, mais au moins qu’elle nous fît servir une soupe aux betteraves et un morceau de bœuf bouilli. Comme on nous trouvait indignes de participer aux fêtes russes, on nous laissa sans difficulté monter à notre appartement, et ce fut là qu’on nous apporta notre très-modeste dîner.

Nous attendions, d’un moment à l’autre, l’ordre du départ ; en conséquence, nous passâmes toute la nuit en causant ou en dormant à moitié ; nous ne nous étions pas déshabillées. Vers le lever du jour, on vint nous prévenir que nos traîneaux étaient attelés ; le ciel était splendide, et la ville se détachait sous un horizon lumineux et d’un rose pâle : je ne me lassais pas d’admirer cette radieuse matinée… Mon Dieu ! que la nature est prodigue de magnificence et comme elle sait, par ses merveilleux enchantements, vous arracher à vous-même pour vous absorber en elle ! J’examinai la ville, dont l’aspect était si riant à ce moment ; les rues sont bien alignées et propres, les maisons sont spacieuses, bâties en pierre ; tout ici rappelle l’Europe et n’a plus rien de commun avec la domination tartare : ses stigmates sauvages ont disparu. La ville possède une université, un observatoire, un gymnase, des écoles primaires, des fabriques, enfin tout ce qui porte le cachet d’une civilisation avancée. Les traces du progrès sont si visibles, si saisissantes, qu’on se demande en voyant de tels prodiges si on est bien sur cette terre habitée par des hordes tatares, et qui ne vivaient naguère que de brigandage et de pillage.

Toutes les peuplades de la goubernie de Kazan, sur les deux rives du Volga, ont une grande variété d’origine, et les Tschéremisses, les Mordviens, les Tschouvaches, les Volsaks, les Vigoulitches et les Tartars parlent un idiome différent, et leurs mœurs, leurs costumes, leurs religions et leurs coutumes n’ont aucun rapport, aucune ressemblance. La population tartare, qui m’a semblé être la plus nombreuse, a conservé plus que les autres le caractère asiatique ; les villages, qui sont construits en bois, sont hérissés de minarets, et le turban aux chatoyantes couleurs domine au milieu de la variété des costumes ; les femmes, comme en Orient, portent de longs voiles blancs qui flottent au moindre souffle. Sous ce voile, d’un aspect pittoresque et gracieux à la fois, elles ont pour unique vêtement une longue robe blanche brodée sur le devant en laine de couleur. Les Tartars, quand ils n’appartiennent pas au clergé, ont un costume qui ressemble à celui des juifs polonais des anciens temps. Il se compose d’un kaftan à manches courtes, ou plutôt d’un justaucorps très-serré, et d’un bonnet pointu à larges bords doublé de fourrures. Dans d’autres contrées, les Tartars sont vêtus d’une espèce de houppelande qui leur descend jusqu’aux talons, puis sur la tête ils ont une petite calotte qui les ferait prendre pour nos juifs polonais modernes.

Le forgeron et sa famille (voy. p. 212).

À chaque relais, la foule se pressait autour de nos traîneaux ; on nous regardait, et les femmes surtout nous obsédaient de questions ; après cet examen curieux, elles passaient en revue nos bagages, puis elles revenaient à nous en nous disant : « À quoi sert ceci ? À quoi sert cela ? » Elles voulaient tout savoir et elles cherchaient vainement, je crois, à tout comprendre. Nous mettions de l’obligeance dans nos réponses et même nous allions au-devant de leur curiosité.

Dans d’autres contrées que nous eûmes à traverser, je trouvai le costume des femmes plus étrange encore que celui que j’ai dèjà décrit ; ainsi j’ai vu des Tartares vêtues depuis le front jusqu’aux pieds d’un long morceau d’étoffe, orné de pièces d’or, d’argent, et à chaque mouvement du corps, tout cela fait un petit bruit métallique. Ailleurs les femmes portent sur la tête un diadème coupé dans la partie supérieure en forme de croissant, et qui présente deux pointes aiguës comme les cornes d’un cerf ; le diadème est enrichi, comme le morceau d’étoffe, d’ornements brillants. La poitrine est aussi somptueusement enrichie de clinquant. Une femme doit porter sur le front la valeur de sa dot, ce qui simplifie singulièrement le mariage.

Il faudrait un volume pour énumérer la diversité des costumes kazaniens, et comme on me refusait de l’encre et des plumes pendant mon triste voyage, je n’ai pu recueillir toutes mes observations au fur et à mesure qu’elles se présentaient. J’écris donc de souvenir, mais