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avec quarante mille Allemands de la confédération du Rhin. Tandis que l’archiduc perd le bénéfice de la concentration en étendant ses ailes sur un espace de trente lieues, pour toucher à la fois et saisir Munich et Ratisbonne, lui, il se resserre et se concentre. Il attire à lui Davoust par sa gauche, Masséna par sa droite ; alors, maître de l’avantage que son adversaire avait deux jours auparavant, la réunion de ses forces, il se précipite, le 20, sur le centre ennemi, à Abensberg, et y fait une trouée sanglante ; le lendemain il poursuit l’aile gauche qu’il a coupée, la refoule sur Landshut et en rejette au delà de l’Isar les tronçons mutilés ; le 22 il se rabat sur la droite des Autrichiens, les écrase à Eckmühl et les accule au fleuve : le pont de Ratisbonne les sauva.

En trois jours il avait traversé deux fois ce plateau, s’y arrêtant assez pour frapper sur l’Autriche trois de ces coups qui retentissent longtemps à travers les siècles. La guerre ainsi faite, avec ces inspirations de génie et cette rapidité foudroyante que Napoléon avait déjà montrées au bord de l’Adige, à Marengo et à Ulm, est, si vous oubliez un moment le sang répandu, le plus magnifique déploiement de l’intelligence : un tableau de Raphaël, un chant d’Homère ont une autre beauté, mais non supérieure, et je comprends la fascination que cause aussi ce grand art quand il est pratiqué par Annibal ou César, par Frédéric II ou Napoléon.

Les derniers actes de ce drame mémorable s’étaient passés sur la route de Landshut à Ratisbonne ; nous foulions donc le sol consacré par le sang de nos pères. En le touchant, quelque philosophie qu’on ait, on sent qu’une vertu en sort qui fait porter plus haut le cœur et la tête. Je repassais dans mon esprit ces luttes héroïques et, moi aussi, je m’enivrais de gloire. C’était sur le soir, nous étions en Allemagne ; aussi, peu à peu, je vis dans le lointain se dresser du fond des vallées et sur le flanc des coteaux les pâles fantômes des dix mille jeunes hommes qui avaient trouvé là leur couche funèbre. Ils étaient joyeusement partis du fond de leurs villages, pleins de vie, dans l’âge de la force et de l’espérance, laissant derrière eux une famille, des travaux aimés ; et la terre étrangère leur servait de linceul. Ils erraient dans la brume, cherchaient et ne trouvaient pas : quoi donc ? ces larmes de mère et de fiancée qui répandues sur la terre des tombeaux la rend si légère aux pauvres morts. Quand la triste apparition se dissipa, je m’écriai involontairement : « Non, non ! la gloire seule est toujours trop chère. »

Une rue de Ratisbonne[1].

Mes compagnons de route avaient vu mon agitation, et comme nous étions en ce moment près d’Eckmühl, ils en avaient sans doute deviné la cause. Leur étonnement me rappela à la réalité présente ; j’eus presque honte de cette bravade involontaire ; c’étaient des Bavarois ; je leur dis : « Ici, il y a cinquante ans, le sang de la France a coulé avec celui de la Bavière pour repousser une injuste agression et affermir sur la tête de l’an-

  1. La maison à grande tour que la gravure représente est, dit-on, celle de la belle Barbara Blumberg, où naquit don Juan d’Autriche.