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Munich a d’innombrables brasseries, où, dès sept heures du soir, la population s’empile, sans distinction de fortune, de rang, d’âge, ni même de sexe, car les Allemands, si forts sur la hiérarchie des conditions, reconnaissent l’égalité devant la chope et la pipe. J’ai visité la brasserie royale où d’ordinaire les émeutes commencent. On y parle encore du fameux tapage de 1848, et l’on compte avec orgueil le nombre des tonneaux défoncés et celui des chopes brisées. L’affluence y est telle qu’on s’y sert soi-même. La salle est grande, garnie de banquettes en bois et ornée d’un poêle. Marchands, officiers, étudiants, ouvriers, paysans s’y coudoient. On y parle peu, mais parfois des ivrognes y chantent ; on y boit beaucoup, même on y mange. Vous savez que la France qui ne mange plus est placée entre les deux plus grands mangeurs du monde, l’Anglais et l’Allemand. Celui-ci veut avoir à toute heure quelque chose à mettre sous la dent. Il ne perd point son temps à grignoter, par désœuvrement, de jolis riens. Comme notre amusante princesse palatine, qu’ennuyaient tant les délicatesses de Versailles, il pense « qu’il n’y a que les jambons et les saucisses pour rétablir l’estomac, » et il en use à épouvanter une Parisienne. J’en vis qui, pour aller plus vite, les mangeaient sans pain. Une vieille paysanne circulait entre les buveurs. avec un panier rempli de gros radis rouges ; on lui en achète. Sur chaque table. est une salière, et on s’excite à boire en croquant de temps à autre une tranche de raifort. Ce sel, ces raves, la pipe et le saucisson, agissant de concert, la soif arrive à des proportions sahariennes. Il n’est pas rare de voir un de ces braves gens qui, dans sa journée, a vidé de douze à quinze moos, ce qui veut dire vingt-quatre à trente litres. Nos paysans de la basse Bretagne ne vont guère au delà de vingt, encore faut-il que ce soit un jour de pardon.

Cette brasserie royale est la plus renommée de Munich. Un séjour prolongé m’y semblerait un supplice : peu de lumière, une chaleur étouffante et des senteurs Aussi je laisse M. Lancelot vous la dessiner, et je me sauve à toutes jambes (voy. p. 193).

En rentrant à l’hôtel, je me croisai avec une sentinelle qui montrait une agitation inaccoutumée. Le soldat surveillait attentivement une porte, comme si une conspiration allait en sortir. Il passait et repassait, en s’en rapprochant chaque fois davantage. Enfin la porte s’entr’ouvre, le soldat par un demi-tour habilement combiné se trouve en face de l’entre-bâillement, il allonge le cou, la tête disparaît, et j’entends le bruit d’un gros baiser hardiment cueilli. — Deux pas en arrière et position du port d’armes. — La porte achève de s’ouvrir. Un tablier blanc à bavette en sort en courant et se perd dans l’ombre de la ruelle, où le soldat la suit. À mon tour je suis le soldat, et j’arrive sur une place mal éclairée où une façade d’église m’arrête un moment, de sorte que je perds de vue l’étincelle qui tremblotait au cimier du casque de mon déserteur. Tout à coup, sous un réverbère isolé et fumeux, j’aperçois quelque chose d’inexplicable. Figurez-vous un long casque fuyant en arrière avec un plus long plumet, et se prolongeant en avant sous une forme que visière n’a jamais prise. Pas de trace de figure d’homme, et, dans la silhouette, pas de place pour l’y loger. Sous ce fantastique appareil qui me rappelle le monstrueux plongeur du pont au Change, ou la coiffure inasphyxiable des pompiers anglais, se dessinent un torse cambré et deux jambes écartées. Un fusil au repos se trahit par le reflet du réverbère expirant sur la baïonnette. Une forme blanche, indécise comme un fantôme, est plantée immobile devant ce spectre, et aucun bruit, aucun mouvement ne m’aide à comprendre ce groupe étrange. Il faut pourtant percer ce mystère. Je m’avance et j’arrive près de l’énigme, au moment où l’avant du casque décrivant un quart de cercle se sépare de l’arrière, et me démasque une bonne face allemande toute haletante, deux moustaches qui ruissellent, deux yeux qui sourient. J’entends un gut interrogatif et un ia reconnaissant, auxquels succède un roulement de baisers pris à pleine bouche. Puis, le tablier blanc regagne sa porte un moos vide à la main, et le soldat reprend sa faction, heureux d’avoir, en dépit de la consigne, vidé le moos de l’amour.

Une manière de faire faction à Munich.

Voilà une des manières de monter la garde à Munich. Il fallait être Parisien pour s’en étonner. L’Allemagne, qui joue beaucoup au soldat, qui tient des canons sur les places les plus pacifiques, des chaînes tendues devant les corps de garde les moins menacés, au fond est très-débonnaire et passe à ses conscrits bien des libertés. N’ont-ils pas appelé la locomotive qui nous a amenés d’Augsbourg ici, du nom de Vénus, pour donner à ses noirs mécaniciens des idées couleur de rose.

Cette armée bavaroise a cependant bonne tournure, et fantassins, cavaliers surtout, semblent de vrais soldats, non pas toutefois lorsque, lourdement matelas-