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DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1],

PAR M. V. DURUY.
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




XVII

SUITE DE MUNICH.

La colonie allemande à Rome. — Le mysticisme d’Overbeck et les synthèses génésiaques de Cornélius. — La maladie du cosmo et la peinture philosophique. — Infécondité des hybrides.

Il y a cinquante ans, alors que fermentait contre nous en Allemagne une juste haine, de jeunes Allemands, fuyant devant nos victoires et devant nos arts, vinrent demander à Rome une inspiration qui ne fût pas française. Overbeck et Cornélius étaient avec eux et furent bientôt à leur tête. La petite colonie, fort dépourvue de bien, mais riche d’enthousiasme, travaillait avec ardeur. En 1816, un homme d’une haute intelligence, Niebuhr, arriva à Rome, comme ambassadeur de Prusse, il admit dans son intimité ses jeunes compatriotes ; presque chaque soir, ils se réunissaient près de lui. On parlait d’art, on lisait Dante ou les Niebelungen, Homère ou Goethe, et parfois on revenait des mystiques rêveries du chantre de Béatrix au naturalisme puissant du grand poëte de Weymar. « Un soir, dit Niebuhr, nous étions réunis chez le chevalier de Bensen dont la maison dominait le Palatin et Rome entière ; minuit venait de sonner. Debout sur la terrasse, nous vîmes Jupiter briller dans le ciel : il semblait contempler d’en haut sa roche Tarpéienne. Nous portions des santés. Je dis à Thorwalsden : « Buvons au vieux Jupiter ! — De tout mon cœur, » répondit-il d’une voix émue. Quelques-uns s’étonnèrent de la proposition ; mais Cornélius choqua nos verres et but avec nous. »

Servante de brasserie.

Parmi les étonnés était sûrement Overbeck, avec ses artistes protestants que l’amour de l’idéalisme Chrétien et son exemple conduisirent au catholicisme. Dès ce temps-là, il aurait volontiers fait de Goethe le marche-pied de Satan, comme quelques-uns veulent que Cornélius l’ait fait dans son Jugement dernier. Le naturalisme l’effrayait. Il traitait de païens les élèves de Raphaël, et remontait au delà du maître, jusqu’au Pérugin et au Pinturicchio. À mesure que sa piété s’accrut, sa peinture se spiritualisa, comme sa vie. Il cacha la chair ; il éteignit les couleurs, comme il étouffait en lui les sens. Il eût voulu peindre l’âme seule et se désolait d’être obligé de lui donner l’enveloppe d’un corps ; du moins la faisait-il, cette enveloppe, si frêle, si transparente, qu’en vérité elle n’existait pas. Ces corps n’ont certainement jamais vécu. Jamais le sang chaud de la vie et de la robuste nature n’a circulé dans leurs veines. Ces pieds n’ont pas marché, ces mains n’ont rien saisi. De ces yeux éternellement voilés par la douleur ou l’extase n’a point jailli l’éclair des passions tumultueuses. Les draperies mêmes qui les couvrent tombent en plis réguliers que le vent des tempêtes du monde ne dérangea jamais. Et cependant, puisque l’on remonte si loin, on devrait savoir que les ascètes ont été une déviation du christianisme primitif ; que les saints furent des hommes de combat autant que de prière ; que les apôtres n’avaient pas seulement l’esprit exalté par la foi, mais les mains endurcies par le travail, et que Jésus était appelé le fils du charpentier.

Overbeck n’a, je crois, qu’un tableau à Munich, mais il y est présent par son esprit et par ses élèves, Hess, Schnorr, Muller. Hess a couvert de ses fresques la basilique et la chapelle de Tous-les-Saints, avec les qualités et les défauts du maître. Il dessine plutôt qu’il ne peint. Ses figures pensent plus qu’elles n’agissent, et ses tableaux d’hier semblent moins faits pour nous que pour les contemporains de Fra Angelico.

Le nouvel art chrétien est peut-être une prière ; il n’est plus un art. Certains artistes, en effet, en usent avec lui, comme certaines grandes dames avec leur religion. Celles-ci, au prix de quelques assiduités à l’église, se dispensent de morale ; ceux-là, à l’aide de quelques expressions de tête, se dispensent d’étude. Puisque l’artiste chrétien ne veut peindre que l’âme, pourquoi prendrait-il la peine d’étudier le corps ? Aussi, assure-t-on que bien des gens de cette école ne veulent plus recevoir de modèle vivant dans leur atelier. Retourner au quin-

  1. Suite. Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209, et t. VI, p. 177 et la note 2.