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bles ; et quand, en 1211, les Vénitiens expédièrent à Candie des colonies de nobles vénitiens afin d’assurer la soumission des habitants, il y eut parmi eux trois Foscari.

Filippo Foscari fut le premier authentiquement confirmé patricien, lorsqu’en 1297 le doge Gradenigo abolit l’usage d’élire chaque année le grand Conseil, et décida que ceux qui en faisaient partie, ou en avaient fait partie dans les quatre années précédentes, en seraient désormais membres inamovibles. En même temps fut mise à exécution la loi proposée dix ans auparavant, de concéder à tous les descendants mâles le droit de faire partie du grand Conseil, même du vivant de leur père. Telle est l’origine de l’oligarchie vénitienne, dans laquelle les Foscari furent compris. De là date le livre d’or de Venise, le recueil authentique d’inscriptions de la noblesse le plus ancien qui existe.

Le dernier sénateur fut Francesco Foscari ; il eut deux fils, Nicolo et Filippo. Nicolo, né en juillet 1732, n’eut pas les qualités nécessaires à un patricien ; élu d’abord ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il fut obligé de soutenir son rang de ses deniers, car il était d’usage de ne rien accepter pour servir la République ; et comme il était fort riche et habitué à la magnificence, il y dépensa des sommes énormes. Nommé ensuite bailli à Constantinople en 1792, il s’y occupa si peu des affaires, qu’on lui envoya le comte Giacomarzi pour le diriger, ne lui laissant exactement de l’emploi que le titre. Francesco Vendranim lui succéda en 1796. Né dans l’opulence, Nicolo Foscari mourut dans la misère le 11 août 1811.

Filippo Foscari, qui eut cinq enfants, deux fils et trois filles, est mort inconnu.

Les derniers membres de cette famille, entièrement ruinée par la chute de la République, ne possédant plus que ce palais et quelques terres, criblés d’hypothèques, se partagèrent les débris de ces nobles murailles ; les portraits des ancêtres, les plafonds, peints par Titien, Giorgione et Véronèse, les glaces, les tentures, les cadres et les boiseries sculptées par l’habile Brustolon, tout fut arraché, et vendu à vil prix aux habitants du Ghetto.

C’était à qui de ces derniers rejetons d’une famille si puissante détruirait la trace de tant de grands souvenirs historiques. Malheureux enfants dégénérés, à force de misère, de souffrances et d’asservissement[1] !

Alors, tous ces meubles, tout ce luxe de la belle époque artistique étaient incompris. Au milieu du bruit des guerres napoléoniennes, on songeait peu aux objets d’art ; et, à Venise, l’argent était si rare vers cette époque, que tout l’ameublement de ce palais, qui aujourd’hui serait une fortune immense pour ses propriétaires, fut insuffisant à leur assurer du pain. Alors, ô honte ! ô misère ! ces malheureux se firent les uns comédiens ambulants, les autres courtisanes, la plupart s’expatrièrent, et il ne resta, pour gardiens du palais, que deux filles qui avaient conservé un juste sentiment de l’honneur et n’avaient pu se marier.

Rien n’est si voisin de l’extrême misère que le luxe extrême, car il donne des habitudes de mollesse incompatibles avec l’activité intellectuelle, la seule qui soutienne les empires.

La ruine générale de Venise, qui date de la découverte du cap de Bonne-Espérance, est peut-être cependant la cause que cette ville existe encore telle qu’elle était au temps de sa splendeur. La dépréciation, bien mieux l’impossibilité de vendre la plupart de ces habitations luxueuses, de les changer, ou d’en construire à la manière nouvelle, a forcé leurs propriétaires de les conserver intactes ; et maintenant, grâce au mouvement des idées, ils ont compris que toucher à ces monuments des arts et de l’histoire, c’était les détruire.

L’une des premières chambres du palais Foscari que je visitai fut celle où Henri III de France avait passé sept mois en revenant de Pologne ; car la République destinait ce palais au logement des souverains et grands personnages qui passaient à Venise ; comme dit la chronique : per cosi rara e nobil veduta[2]. Il reste encore dans cet appartement, situé à droite de l’escalier au second étage, et donnant sur le canal, une cheminée surmontée de statues et de trophées, avec une devise latine rappelant ce séjour du roi.

L’appartement en face, du côté gauche, fut habité par Casimir et Mairie-Casimir de Pologne. On y voit une chambre, dont l’alcôve profonde et richement ornementée est divisée en deux dans sa hauteur, et forme un boudoir à balcon qui s’avance sur la pièce comme sur une rue.

Des rois de Hongrie et de Bohême, des princes de tout pays, et une foule de personnages illustres y reçurent tour à tour une somptueuse hospitalité.

Aujourd’hui, cette royale demeure, ouverte au premier venu, est une espèce de khan, de caravanséraï, et des artistes séduits par cette position féerique y avaient organisé leur atelier ; moi tout le premier, pendant la belle saison, j’avais loué cette chambre de Henri III, moyennant deux francs par mois ; et j’y venais travailler tout le temps où je n’étais pas occupé dehors. Que de tristes pensées évoquées sous ces lambris solitaires !

Mais poursuivons : voici la chambre à coucher, l’alcôve élégante et toute décorée des stucs massifs de Vittoria, où mourut tragiquement le doge Francesco Foscari, celui qui acheta, décora le palais, et fit construire à ses frais, par Bartholomeo, la magnifique porte della Carta au palais ducal. Son histoire est des plus saisissantes dans les annales de Venise ; aussi de nos jours les poëtes, les peintres et les musiciens du pays s’en sont-ils emparés.

Qui n’a entendu quelque motif de l’opéra de Verdi I due Foscari ? Qui n’a vu la gravure du beau tableau du peintre vénitien Gregoletti sur le même sujet ? Rappelons en peu de mots cette triste et célèbre histoire.

  1. Un seul tableau, l’Assomption, du Titien, chef-d’œuvre de ce maître, fait pour un Foscari, ayant été prêté à l’église des Frari pendant le temps de la fête de cette église, fut enlevé par les Français et envoyé au Louvre ; rapporté depuis, on le déposa à l’Académie des beaux-arts par ordre de l’empereur d’Autriche. Ce fut en vain que les derniers héritiers des Foscari le réclamèrent. On leur promit une indemnité qu’ils n’ont jamais reçue.
  2. « À cause de la vue aussi rare que merveilleuse. »