Page:Le Tour du monde - 06.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont déclarés citoyens, et à ce titre ont généralement refusé de prêter leurs bras à autrui. On s’est alors adressé à l’Inde ; mais comme le noir est plus robuste que l’Indien, on a aussi engagé des travailleurs sur la côte d’Afrique. Quelques faits déplorables auxquels ce mode de recrutement a donné lieu ont fait défendre par le gouvernement français l’immigration africaine, de telle sorte que ce sont aujourd’hui les Indiens seuls qui font presque tout le travail des plantations et des sucreries. On les engage à leur arrivée dans la colonie, et la répartition en est faite par les soins de l’administration. Les contrats d’engagement sont limités à cinq ans. L’Indien est pour l’ordinaire soumis, sobre, intelligent et n’est inférieur au noir que sous le rapport de la force physique.

Le nombre des immigrants de l’Inde aujourd’hui employés à la Réunion, soit dans les divers établissements et habitations, soit dans le service domestique, est d’environ quarante mille ; dans ce nombre les femmes n’entrent guère que pour un dixième. Les Africains, y compris les Malgaches, et quelques centaines d’Arabes des Comores ou de la mer Rouge, sont au nombre de vingt-cinq mille, dont cinq mille femmes. On a voulu essayer aussi d’introduire des Chinois. Il en est venu un certain nombre dont on a été très-peu satisfait ; et il en reste environ quatre cents qui ont déserté les plantations et s’occupent du commerce de détail. Le fils du Céleste-Empire est né marchand, et beaucoup de boutiques d’épiciers, à la Réunion, sont tenues par ces Asiatiques qui y font d’excellentes affaires. À Saint-Denis on envoie sa bonne chez le Chinois comme à Paris chez l’épicier du coin.

En réunissant le nombre des travailleurs indiens et africains engagés depuis l’émancipation, on arrive à un total de soixante-cinq mille. D’autre part, l’ancienne population esclave, libérée le 20 décembre 1848, est évaluée aujourd’hui à cinquante-deux mille noirs : c’est donc en tout cent dix-sept mille habitants de couleur que renferme la Réunion. Le nombre des maîtres, ou si l’on veut la population libre avant l’émancipation générale, plus tous les Européens arrivés dans la colonie depuis 1848, est environ de quatre-vingt mille âmes, ou les deux tiers du nombre de la population ouvrière. Au total l’île Bourbon renferme au jourd’hui près de deux cent mille habitants, et arrivera certainement sous peu, avec la liberté d’émigration que les Anglais viennent de permettre dans l’Inde, à deux cent cinquante mille âmes au moins. L’île Maurice dépasse à cette heure le chiffre de trois cent vingt mille.

Embouchure de la rivière de Saint-Leu. — Dessin de E. de Bérard d’après une photographie de M. Bévan.

Les travailleurs indiens sont disséminés le jour dans les champs de cannes, et rentrent le soir à l’établissement autour duquel on les loge dans des cahutes ou paillottes, faites de chaume et de bambous. Près de Saint-Louis, quelques-unes de ces vastes plantations occupent plus de quatre à cinq cents travailleurs. Les plus belles, qui me rappelèrent les magnifiques campagnes de Saint-Benoît, dépendent du château du Gol. Je visitai cette antique demeure ; c’est là que le poëte Bertin a passé une partie de son enfance, c’est là sans doute qu’il est né, et il a chanté ce séjour dans une gracieuse épître à M. Desforges-Boucher, ancien gouverneur général des îles de France et de Bourbon. Les somptueux appartements qu’il s’est plu à décrire et les jardins fleuris qu’il a célébrés n’existent plus. Le château tombe presque en ruines, ou du moins m’a semblé fort mal entretenu. Quelques maigres plates-bandes étaent une mince couche de terreau veuve de fleurs et d’arbustes, et la canne, cette plante que personne ne néglige, s’étend jusqu’au pied du manoir. Derrière est l’étang du Gol, où quelques bœufs madécasses, entrant dans la vase jusqu’à mi-jambe, s’arrêtent pour étancher leur soif ; puis vient la mer qui se prolonge au loin, jusqu’aux confins de l’horizon.

Cependant la fin de juin s’avançait, ramenant l’époque prochaine de mon départ pour l’Europe, et il me fallait songer à rentrer à Saint-Denis. Je pris un matin la diligence de Saint-Paul et traversai les sites que je n’avais point encore parcourus. Ce sont, au sortir de Saint-Louis, des sables mouvants dont les dunes s’avancent sans cesse dans l’intérieur des terres ; des volcans éteints, dont on aperçoit de la route les cratères encore rougis ; enfin l’étang Salé, où l’on prend les bains