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rien de particulier, si ce n’est les champs de cannes plantureux qui s’étendent au loin par toute la plaine.

À partir de la rivière, la route se resserre entre deux montagnes à pic, couronnées de bois jusqu’à leur cime : on entre dans ce qu’on nomme le Serré. Je passai sur des poutres branlantes le bras ou torrent de Cilaos ; je traversai de verts bosquets plantés de bois noirs et de tamarins ; des caféiers végétaient sous leurs frais ombrages ; ils étaient couverts de leurs baies rouges ressemblant à de petites cerises. Cette gracieuse oasis forme ce qu’on nomme une îlette. Bientôt la route s’élève suspendue aux flancs d’une montagne abrupte : on rencontre quelques tunnels, puis la voie redescend vers le bras de Cilaos, que l’on franchit pour la troisième fois. Ce point, appelé Pavillon, marque la première étape. Il est à moitié chemin.

Quelques cabanes perdues au milieu des bois ; quelques maigres jardins, où l’on cultive surtout du maïs, des courges et des haricots, m’étaient apparus par moments. C’est là que se réfugient les petits blancs, descendants non mêlés des premiers colons de Bourbon. Devenus farouches à force de vivre isolés, ils aiment mieux cacher leur oisiveté et leur pauvreté dans la solitude, que d’habiter la ville où il faudrait travailler tout le jour, et se voir confondus avec les noirs et les mulâtres. Ces petits blancs, ainsi que les gentillâtres campagnards, ont de l’orgueil à leur manière, mais la faim fait sortir le loup du bois, et peu à peu les petits créoles, comme on les appelle encore, consentent à s’apprivoiser et à quitter les hauts pour descendre dans les bas, c’est-à-dire dans la plaine.

Du Pavillon la route de Cilaos ne tarde pas à s’élever sur une rampe très-rapide. On traverse un dernier tunnel, et l’on arrive au point dit le cap Noir, le plus difficile de la route. On a peine à concevoir comment on a pu ainsi suspendre un chemin sur l’abîme. Que l’on jette les yeux au-dessus de soi, ou que l’on regarde au-dessous, on demeure saisi d’étonnement, et il est bon de n’être pas sujet au vertige.

À peine eus-je franchi le cap Noir, que le cirque de Cilaos, semblable à un immense cratère, commença à se profiler sur le dernier plan de l’horizon. Le Grand-Bénard, les trois Salazes, le Gros-Morne et le Piton des Neiges, se dessinaient à la fois, portant jusqu’à une hauteur de plus de trois mille mètres leurs cimes dénudées.

Ému d’un aussi imposant spectacle, je m’arrêtai. La teinte d’un noir violacé qu’affectaient, à la lumière du soleil, les roches basaltiques qui composent ces gigantesques masses tranchait sur la couleur bleue du ciel. Par moments quelques nuages blanchâtres apparaissaient tout à coup, et s’élevant peu à peu le long de ces hautes montagnes, s’arrêtaient à mi-chemin comme retenus par une sorte d’attraction électrique. À côté de moi, des pics isolés, aux formes tourmentées, originales, le Piton de sucre, le Bonnet de prêtre, dominaient la route de toute leur élévation, et semblaient prêts à perdre l’équilibre et à me couvrir de leurs débris. Ces gigantesques pyramides, plantées là par la main de Dieu, proclament les œuvres solennelles du créateur : on dirait des sentinelles avancées commises dès l’origine des temps à la garde de ces montagnes.

La gorge au fond de laquelle coule le bras de Cilaos que je suivais depuis le commencement de ma route, se resserre ici tout à coup. Les défilés disparaissent cachés dans les rochers ; aucune issue ne semble ouverte, et quand le bras de Benjoin, de Bras-Rouge, et celui de Saint-Paul viennent, par leur commune réunion, former le bras de Cilaos, on se demande d’où sortent ces trois cours d’eau tant le lit dans lequel chacun coule est étroit.

La route qui mène aux sources thermales suit d’abord le bras de Benjoin. Au point où on le traverse est une cascade aussi haute que celle du Niagara et dont l’eau, dans sa chute, laisse aller au vent une poussière liquide que les rayons du soleil colorent comme un arc-en-ciel.

À peine eus-je traversé le torrent que je rencontrai quelques chalets. À la hauteur que j’avais atteinte, les fraisiers et les framboisiers viennent naturellement, et dans les champs défrichés les petits créoles récoltent la plupart des légumes d’Europe : les petits pois, les lentilles, les haricots et les pommes de terre, qui jouissent dans ces parages d’un renom bien mérité. On se livre aussi sur ce point à la culture de quelques arbres fruitiers de nos contrées, tels que le pêcher, le poirier et l’abricotier. Mais dans les bois on ne rencontre encore que des essences tropicales : le bois rouge, le bois blanc, le café marron on sauvage, etc.

Je m’engageai dans la forêt, puis je traversai l’îlette des Étangs et j’arrivai enfin à Cilaos. L’air était vif et humide, la vapeur d’eau qui s’était formée pendant le jour se condensait dans l’air en un épais brouillard à l’approche de la nuit. Je fis allumer un grand feu, et pendant que l’on mettait en ordre la cabane qui m’avait été offerte, je descendis vers les sources thermales pour prendre un bain avant le souper.

Depuis deux mois que j’étais à la Réunion, les colons m’avaient maintes fois parlé des eaux minérales de Cilaos. Suivant eux on sortait rajeuni de ces bains, et nulle jouissance au monde n’était plus douce que de se plonger dans cette fontaine de Jouvence. Je faisais, en écoutant ces récits, la part de l’exagération et du patriotisme créole, et je n’étais que médiocrement convaincu. Mais, arrivé à Cilaos, je lus bien obligé de me rendre à l’évidence, et de confesser à mon tour l’étonnant effet de ses eaux. Que le lecteur se figure une baignoire naturelle creusée dans le sol. Le fond est de menu gravier, les bords sont formés de grosses dalles, et vers l’entrée, sous l’eau, est une large pierre sur laquelle on s’assied. La place est vaste ; des familles tout entières peuvent entrer dans le bassin et s’y mouvoir en toute liberté. Chaque baignoire est recouverte d’un toit et limitée par des cloisons de paille ; une chaise ou plutôt un escabeau de bois et une barre transversale servent à déposer les habits, et la porte est fermée au moyen d’un rideau que doit apporter le baigneur.

Ces dispositions, bien que d’une simplicité toute primitive, ne laissent pas d’être fort originales. Les