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plus remarquables de la colonie. Il faut non-seulement en remercier la science, mais encore faire à l’habile administration de M. Hubert Delisle, le gouverneur d’alors, la part qu’elle mérite dans cette belle et utile entreprise.

Avant de quitter le Grand-Brûlé et son sol de laves aux allures tourmentées et bizarres, je jetai un dernier regard vers le volcan qui fermait l’horizon à ma droite. Un nuage de fumée sortait lentement du cratère et, montant perpendiculairement dans l’air, s’arrêtait au-dessus du Piton de fournaise comme un gigantesque panache qui, la nuit, semble une colonne de feu. Tel le Vésuve m’était apparu de Naples lors de l’éruption de 1857. Mais le volcan de Bourbon est plus paisible et surtout moins dangereux que son frère d’Italie ; il est aussi plus voisin de la mer, et c’est invariablement vers elle qu’il dirige les matières en fusion qui sortent de son mystérieux laboratoire.

Je sortis du Grand-Brûlé par une rampe assez ardue et de là jusqu’à Saint-Philippe, je traversai alternativement des champs en culture et d’autres coulées de lave, la plupart très-anciennes et vomies par des cratères éteints depuis des siècles. D’autres ont une origine plus moderne et même presque récente.

C’est de Saint-Philippe que l’on monte quelquefois au volcan. On peut s’y rendre aussi de Saint-Benoît ou de Saint-Pierre. Les créoles ne font guère cette excursion, et seuls les étrangers se la permettent quelquefois. En ma qualité de voyageur ayant salué le Vésuve, les volcans des Andes et ceux du Mexique, où le sol tremble, comme dit la chanson, je brûlais du désir d’aller donner un coup d’œil au cratère brûlant de Bourbon. Cet espoir, que j’avais nourri pendant plus de deux mois, fut déçu au moment de mettre mon projet à exécution, et il serait trop long de raconter ici les causes de ce contre-temps. Mon ami M. Maillard, touriste infatigable et ingénieur colonial à la Réunion pendant vingt-cinq ans, a été plus favorisé que moi. « Rien, me dit M. Maillard, ne peut, décrire le grandiose du phénomène que nous aperçûmes lorsqu’après nous être couchés à plat ventre, de manière à ne laisser passer au-dessus de l’abîme que la tête et les épaules, nous vîmes au fond d’un puits de cent cinquante mètres de diamètre et de deux à trois cents mètres de profondeur, une nappe noire, sur l’un des côtés de laquelle paraissait se remuer une énorme boule de matières en fusion. Elle était d’une couleur rouge clair, et présentait comme le bouillonnement d’une marmite. Quand par moment ce bouillonnement prenait un peu plus d’intensité, la nappe noire se fendait ou plutôt s’étoilait, et la matière rouge, comprimée par le poids de cette couche ou poussée par une force intérieure, se faisait jour, sous forme d’un immense bourrelet, qui bientôt se refroidissait et ressoudait la surface un moment désunie. Parfois il se formait d’autres brisures d’une fente à l’autre, et si le polygone ainsi délimité était petit, les bourrelets de lave en fusion se rejoignaient, et les plaques détachées semblaient s’abîmer dans la masse ronge, qui apparaissait alors au-dessus de la croûte noire. De la partie bouillonnante sortaient des vapeurs sulfureuses qui avaient coloré en jaune les parois du cratère sur une largeur de trente à quarante mètres. Ces vapeurs, projetées par le vent, allaient se perdre dans l’atmosphère par la partie ou nous n’avions pu aborder.

À peu de distance de Saint-Philippe, j’atteignis le quartier voisin, baptisé d’un nom pieux comme tous les quartiers de l’île. Le nom de celui-ci est Saint-Joseph, et comme les cultures n’y sont pas encore très-étendues, les gens du peuple ont créé pour vivre une industrie assez avantageuse, d’ailleurs plus répandue encore à Saint-Philippe. Ils découpent en lanières les feuilles du vacoa et les tressent pour en faire des sacs à contenir le café et le sucre. Les hommes, les femmes, les enfants s’occupent sur le devant de leur porte à ce travail peu fatigant. On sera peut-être étonné d’apprendre qu’il se débite à Bourbon à peu près pour deux millions de francs par année de ces sacs de vacoa. À Maurice, il existe également un village dont les habitants se livrent à cette industrie, et les sacs qu’ils fabriquent sont même exportés par les Anglais jusque sur la côte de Natal, voisine de la colonie du Cap. Aussi les habitants de ce village appellent-ils gaiement les sacs de vacoa des billets de banque, parce qu’ils les échangent avantageusement contre de l’argent ou des objets de consommation chez tous les marchands de la localité.

J’arrivai à Saint-Pierre dans la soirée d’une journée si bien remplie, et dès le lendemain, je me rendis au port pour en visiter les travaux.

M. Maillard me fit visiter tous ses chantiers. Nous nous rendîmes d’abord aux carrières, où des blocs de plusieurs mètres cubes sont extraits à la poudre pour être ensuite précipités dans la mer et former les jetées. Les quais que nous parcourûmes ensuite se développent peu à peu, s’avançant sur les eaux ; ils doivent comprendre le port dans une enceinte quadrangulaire. Le fond de la mer est creusé à la drague, et c’est par le moyen de cette machine qu’on enlève les bancs de coraux sous-marins. Le port de Saint-Pierre sera le premier qu’aura la Réunion. Jusqu’à présent les rivages à pic ou sans aucun abri de la colonie bourbonnaise n’offrent que des rades inhospitalières, où, dans la saison des ouragans et des raz de marée, les navires ne peuvent tenir la mer. Les ouragans, les cyclones, comme on les appelle, font leur apparition dans le courant de l’été ou hivernage, c’est-à-dire du mois de novembre à mars. Le baromètre annonce généralement leur approche par la dépression subite de la colonne de mercure. Bientôt le vent souffle avec une violence inaccoutumée, et la pluie tombe à torrents. À terre, les arbres sont déracinés, les toits des maisons emportés. Sur la mer, malheur au navire qui se trouve sur la ligne de parcours du furieux tourbillon : il est englouti dans les ondes.

Les raz de marée, qui ont lieu généralement dans la saison des ouragans, sont des phénomènes d’un autre ordre et jusqu’ici assez mal expliqués. La mer, paisible au large, s’élève tout à coup sur la côte et vient se briser au rivage avec un fracas inusité. Les galets sont roulés avec un bruit sinistre, et l’on dirait le grondement du