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tion du nord-ouest au sud-est suivant le grand axe de l’île. Les flancs de ces montagnes abruptes sont couverts de forêts encore vierges, où se retrouvent le bois d’ébène, le bois de ronde, le bois d’olive, le bois puant, le bois blanc, le bois jaune, et mille autres essences coloniales, aussi naïvement dénommées.

Le village de Sainte-Marie, placé auprès de Saint-Denis, comme Auteuil à côté de Paris, formait la première étape de mon agréable excursion.

De Sainte-Marie à Sainte-Suzanne, les maisons vont se succédant à droite et à gauche de la route. Bientôt on aperçoit le phare de Bel-Air, qui dresse au milieu des filaos sa tour blanchie, dont la base est baignée par les vagues. Après Sainte-Suzanne vient le Quartier-Français, autrefois planté de riz, de blé et de maïs, aujourd’hui semé de cannes comme toutes les terres de la colonie. La précieuse graminée a tout envahi ; elle s’étend jusqu’aux flancs des montagnes, elle s’avance jusque sur les rivages de la mer. Pour elle on néglige tout. Le riz, base de l’alimentation créole, est tiré des colonies de l’Inde, ainsi que les grains pour les bestiaux. La viande de boucherie et les oiseaux de basse cour viennent de Madagascar, dont on exporte aussi du riz faisant concurrence à celui de l’Inde. Il se peut qu’en continuant ce système la colonie meure un jour de faim. Mais qu’importe ? La canne est d’une culture assurée, donnant de très-grands profits ; elle résiste aux ouragans, et la récolte ne manque jamais.

Les propriétés fertiles du Champ-Borne, que nous ne tardâmes pas à traverser, sont elles-mêmes presque partout cultivées en cannes. Au siècle passé, elles produisaient surtout du café et des épices, qui firent à cette époque la fortune de la colonie. Le café, dont les plants avaient été directement importés de Moka, et les arbres à épices, le giroflier et le muscadier, que le naturaliste Poivre, au péril de ses jours, était allé emprunter aux colonies hollandaises de l’Inde, faisaient de l’île Bourbon, au dix-huitième siècle, comme un immense verger fleuri. Les ouragans de 1806 et 1807 et celui de 1829 détruisirent successivement tous les grands arbres de l’île, les arbres à épices, puis les bois noirs qui servaient d’abri aux caféiers. La culture alors changea, et la canne, que l’on exploitait avec succès à Maurice, fut importée en 1815 à Bourbon. On sait l’essor qu’elle y a pris depuis. Les autres cultures ont été négligées ; cependant on récolte toujours au Champ-Borne du tabac dans une grande proportion, et les créoles fument avec délice les feuilles provenant de ce district, roulées en odorantes et humides carottes. La culture des arbres à fruit, surtout les oranges, les citrons-galets, les vangassayes ou mandarines de Bourbon, est également d’un très-bon revenu dans cette localité.

En quittant le Champ-Borne, je traversai Saint-André, autre quartier semé de fleurs et couvert d’ombre comme les précédents. Çà et là sont quelques riches habitations reliées à la route par de magnifiques allées de palmistes. Cet arbre croît naturellement dans les bois de l’intérieur. À la partie supérieure du tronc est un bouquet de feuilles tendres enroulées et fortement comprimées les unes sur les autres : c’est le chou. On abat l’arbre pour manger le chou, et c’est la meilleure salade et le plus agréable légume que l’on puisse servir sur une table de gourmet.

Au sortir de Saint-André, je traversai sur un pont suspendu la rivière du Mât. À l’époque des pluies, ce ruisseau roule des eaux impétueuses, mais jamais son pont n’a été emporté.

La rivière des Roches, qui succède à celle du Mât, marquait le terme de ma course. Je trouvai chez mon ami bon souper et bon gîte, et je remerciai les dieux. Son respectable père, que la mort a depuis ravi aux soins respectueux de son fils et à l’estime de tous ses amis, vivait là en patriarche. C’était un Marseillais de vieille souche, qui savait par cœur toutes les chansons provençales des anciens et des nouveaux troubadours. Il m’accueillit avec un refrain, et nous nous mîmes tous gaiement à table. Voyageur cosmopolite, je m’étais fait à la vie créole et au régime alimentaire des colons. Le riz arrosé de carry, le piment brûlant comme le poivre, les achards colorés par le safran, les rougayes funestes aux palais novices, étaient devenus pour moi des mets favoris et ne m’avaient étonné que les premiers jours. Je mêlai tout cela dans la même assiette avec le poulet en entrée, les brèdes ou feuilles de morelles et les bichiques, ces microscopiques poissons dont on avale plus de cent dans une cuillerée. Suivant la mode coloniale, nous avions chacun un grand verre pour l’eau et un petit verre pour boire le vin et porter les santés. Devant nous était aussi le sacramentel lavabo de cristal bleu que l’on sert à Bourbon dès le commencement du dîner, et où j’ai vu des créoles se laver les mains par intervalles pendant tout le temps du repas. Le comble du bon goût consiste à y tremper de temps en temps les deux doigts, et à les passer ensuite sur les moustaches, quand on est muni de cet appendice flatteur.

Nous ne fîmes point, chez M. Manlius, cet usage irrévérencieux du lavabo ; notre hôte ne nous servit pas non plus un des repas homériques, tels qu’on en donne quelquefois à la Réunion, ou, comme dans l’Iliade, on sert sur la table des moutons et jusqu’à des bœufs tout entiers ; mais nous nous conduisîmes tous bravement. Une montagne de riz, tout un jardin de brèdes, deux ou trois hôtes de la basse-cour, et plusieurs milliers de bachiques disparurent en un clin d’œil. Il paraît que l’appétit s’augmente à la chaleur des tropiques. Il en est de même de la soif. Nous portâmes tour à tour nos santés respectives, et, le dessert venu, M. Manlius père nous chanta, d’une voix encore fraîche, tous les refrains provençaux qu’il avait appris dans son jeune âge. Cette belle langue du midi, sonore et harmonieuse, mêlée de grec et de latin dont elle a gardé la prosodie, m’était encore plus douce à entendre à trois mille lieues du sol natal. Je remerciai du fond du cœur mon aimable compatriote, dont les souvenirs étaient si vivaces, et dont les chants venaient de me rappeler les plus beaux jours de mon enfance.

Aux alentours de l’habitation où cette gracieuse hospi-