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Les lieux méritent, à Saint-Paul, d’être étudiés comme les hommes. C’est près de la ville qu’est le Bernica, aux eaux limpides, aux bassins profonds, encaissés entre deux remparts à pic. Le dernier bassin, qui est aussi le plus grand, ressemble à un ancien cratère.

En remontant la rivière des Galets, on arrive à des sites non moins grandioses et non moins imposants que celui de Bernica. C’est en cet endroit, au delà du Brûlé de Saint-Paul, que se trouvent les eaux sulfureuses de Mafatte. Elles ont été découvertes, il y a quelques années, par un habitant de ce quartier, M. Troussaille fils, hardi chasseur et l’un des plus infatigables passeurs de remparts de la colonie. Le chemin pour arriver à la source sulfureuse où l’on a établi des bains, est encore bien accidenté, et il y a plus d’une échelle à franchir.

Non loin des gorges de Mafatte est Aurère, localité aussi sauvage et d’un accès aussi difficile. MM. Lemarchand, qui ont entrepris la culture de ces points élevés, y ont très-bien réussi. Ils ont acclimaté à Aurère plusieurs arbres fruitiers d’Europe, l’olivier, l’abricotier, le prunier, l’amandier, et autres de la même famille. Le pin et le chêne y sont aussi d’une belle venue. Du plateau d’Aurère, le coup d œil dont on jouit est à la fois l’un des plus sévères et des plus majestueux de l’île. D’un côté, le Cimandef, de l’autre le grand Bénard, élèvent à des hauteurs de 2 300 et 2 900 mètres leurs cimes déchiquetées, et entre les deux chaînes, à l’horizon apparaît le point culminant de l’île ; le Piton des Neiges, dont l’élévation dépasse 3 000 mètres. Il est là comme un géant qui s’appuierait de chaque main sur la tête d’un de ses enfants.


III

DE SAINT-PAUL À SALAZIE.

La Partie du vent et celle sous le vent. — Calme de la vie coloniale. — Retour à Saint-Denis. — Sainte-Marie. — Sainte-Suzanne. — Envahissement de la canne à sucre. — Disparition des caféiers et des arbres à épices. — Le Champ Borne. — Saint-André. — Chansons provençales. — Excursion à Salazie. — L’histoire du nègre Encheing. — Naufrage au port.

Saint-Paul a été jusqu’à ces derniers temps le chef-lieu d’un des arrondissements de l’île appelé la Partie-sous-le-vent. La Réunion est divisée en deux régions principales, et Saint-Denis est à la fois la capitale de la colonie et le chef-lieu de la-Partie-du-vent. Ces dénominations sont empruntées au langage maritime, et viennent de la position qu’occupent chacun de ces districts par rapport à la direction des vents généraux de la contrée.

Célimène, mulâtresse et poëte. — Dessin de Mettais d’après une photographie.

La Partie-du-vent est la plus fertile, la plus fraîche, et il y pleut presque toute l’année. Les brises y sont aussi très-fortes et souvent très-désagréables, comme à Saint-Denis. La Partie-sous-le-vent est en bien des points stérile ; il n’y pleut guère que pendant la saison pluvieuse, l’été, c’est-à-dire d’octobre à mars, mais il y pleut alors à torrents, comme dans toute l’île. La chaleur y est en même temps très-élevée, et le thermomètre monte souvent à trente-cinq degrés centigrades. Pendant la saison sèche la température baisse, le ciel est toujours serein, aucun nuage n’en voile l’azur. Saint-Paul jouit alors d’un climat des plus agréables qui compense les fortes chaleurs de l’été.

Malgré le calme et la douceur d’un si beau séjour, qui semble convier au plaisir et à la vie extérieure, les Saint-Paulois, comme on les nomme, vivent confinés dans leurs silencieuses demeures ; on ne remarque un peu de mouvement le jour que dans les rues principales de leur ville. Les beaux jardins plantés au devant de chaque maison restent sans culture, les varangues tombent en ruine : on dirait des demeures inhabitées. Le soir toute vie s’éteint. C’est à peine si la pâle lumière d’un lustre éclaire quelques varangues, et pendant que, devant la grille qui donne sur la rue, les domestiques de la maison, tous pêle-mêle, hommes et femmes, Indous ou noirs, se livrent à une conversation banale, on entend les maîtres qui, étendus dans leurs vastes fauteuils, sommeillent d’une façon sonore sous la varangue ou dans le jardin. Bientôt la lumière s’éteint, et avec elle le peu de vie qui restait. La ville se cristallise et ne consent à renaître que le lendemain avec le jour. Or on sait qu’il est nuit de bonne heure sous les tropiques et que les crépuscules y sont de peu de durée, et cela tout l’année ; le soleil se lève tard aussi, et c’est partant douze heures de mort auxquelles,