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imprudent renverserait tout l’équipage. Quand le fleuve fait de grands circuits, on abrége la route en passant les presqu’îles à pied ; les bateaux doivent alors être traînés ou portés à bras ; on emploie le même procédé lorsque la chute est trop rapide pour être remontée. Cette nécessité de changer à chaque instant de système de transport était d’autant plus rude que notre petite caravane, composée d’une quinzaine de personnes, guides, bateliers et porteurs, n’avait pas les mains libres ; outre le Lapon qui portait la cage à poulets, un autre indigène était chargé d’un saumon réservé au dîner ; celui-ci d’une marmite, celui-là d’un sac de nuit, etc.

La nuit nous surprit avant que nous fussions arrivés à deux chutes qu’il nous fallait remonter. On entrevoyait ou plutôt on devinait devant soi le fleuve mugissant sur son lit pierreux. La lune, qui éclairait cette scène, la rendait encore plus saisissante.

« Ne soufflez mot et ne craignez rien ! » dit le batelier qui gouvernait le bateau ; et, s’engageant bravement dans la cascade, les rameurs luttèrent pendant dix minutes contre elle en silence ; puis tout à coup le calme succéda à la tempête. Du haut de la chute nous apercevions un feu lointain à l’intérieur de la forêt.

« Ce sont les Lapons qui allument ça, nous dirent les bateliers ; c’est pour chasser les mousquites qui rendraient leurs rennes fous. »

Il était minuit, le ciel était splendide, nous résolûmes de mettre pied à terre et d’aller faire une visite au camp lapon, le prendre sur le fait et à l’improviste. Le coup d’œil qui s’offrit à nous en arrivant à cet établissement était des plus pittoresques.

Autour de grands feux se pressaient des centaines de rennes, dont les cornes immenses, se touchant les unes les autres, formaient comme une forêt dans cette autre forêt d’énormes sapins qui faisait le fond du tableau. Deux jeunes Lapons et des chiens faisaient bonne garde autour des rennes. Ces animaux, couchés ou debout, ne semblaient, du reste, nullement songer à faire des escapades. Non loin de là était dressée la tente ; ouverte au sommet pour laisser passer la fumée ; elle était construite avec des troncs d’arbres recouverts de peaux de rennes. Le vieux Lapon et sa femme, avertis par l’aboiement des chiens qu’il se passait quelque chose d’inusité, vinrent nous regarder en se frottant les yeux. Leur toilette avait été bientôt faite ; le Lapon se couche tout habillé et ne connaît pas le linge. Sans montrer beaucoup d’embarras, le vieux Lapon, espèce de nain comme Mme son épouse, nous demanda la permission de nous offrir quelque chose. Un renne fut immédiatement trait, et une jeune Laponne, assez gentille, nous présenta le lait écumant dans un vase d’argent d’une forme tout orientale ; le reste de notre festin se composa d’un fromage de renne et d’un morceau de poisson séché au soleil en guise de pain. Nous étions assis à la turque devant la tente laponne. Le lait de renne est excessivement gras et rappelle celui des chèvres ; le fromage me parut assez fade ; mais le poisson était d’un goût très-agréable.

Un portage.

La race des Lapons va toujours en diminuant. Elle est d’origine asiatique ; on le voit bien à la langue et au type de la physionomie de ces petits bonshommes. Ils sont considérés comme les plus anciens habitants de la Scandinavie. Chassés par les Normands des pays cultivés, ils ont continué leur vie nomade dans les contrées que personne ne leur dispute. Les uns sont pêcheurs et habitent le nord de la mer, principalement sur les côtes septentrionales de la Norvége ; les autres sont bergers et parcourent en tous sens les montagnes dont la mousse blanche nourrit leurs rennes et qui sont situées dans ces parages entre les 65e et 71e degrés de latitude. Pendant les trois mois d’été, le Lapon conduit son troupeau sur les hautes régions pour le soustraire aux grandes chaleurs et aux mousquites ; l’hiver, il cherche à se rapprocher des habitations principalement pour mieux se garantir des loups, ses ennemis acharnés, dont il ne parle jamais qu’avec un sentiment de haine profonde.