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ses forces, et il glissa jusqu’à ce qu’une de ses cornes s’étant fichée dans un des interstices du rocher, il y resta suspendu et ne tarda pas à expirer.

De ces trois œgagres qui formaient, pour ainsi dire, l’avant-garde, deux parvinrent à s’échapper. Pendant plusieurs heures que dura la chasse, il en parut dix autres, dont cinq furent abattus par le roi, qui tirait seul.

Mais l’épisode remarquable fut la prise du plus grand mâle du troupeau. Littéralement assiégé dans les rochers par cinq hommes qui voulaient essayer de le prendre vivant, parce que dans ce cas la récompense est bien plus forte, l’animal, favorisé par l’avantage de la position, se défendit longtemps, et si vaillamment qu’il étendit plus d’un de ses adversaires sur la neige. Enfin, un chasseur, plus hardi que les autres, lui saisit la jambe au moment où il allait sauter ; l’œgagre tomba, entraînant dans sa chute ce poids insolite, ce qui permit au renfort d’arriver et d’étourdir la bête. Il était temps d’ailleurs, car le chasseur accroché à la jambe de la bête, meurtri sur les rochers, n’était plus de force à continuer la lutte : il eut l’honneur d’amener l’animal encore vivant.

Le Schah, ravi de son succès et fier des acclamations qui avaient accueilli chacune de ses prouesses, descendit alors, recevant avec bienveillance sur son passage les félicitations et les cadeaux que les grands ont la singulière habitude de lui offrir dans cette circonstance.


Retour. — Un lièvre charmé. — Inconvénients des feux d’artifice.

Nous nous remîmes en route pour Kend. Les rabatteurs, d’abord, vinrent saluer et recevoir de l’argent ; puis, ce fut le tour d’une foule de jeunes paysans, qui apportaient du gibier et étaient rémunérés proportionnément à l’importance de leur prise. Quand nous arrivâmes, nous avions onze œgagres pendus aux chevaux, bien que le roi n’en eût tué que cinq. On rapportait, en outre, un grand nombre de chèvres sauvages, de lièvres et de perdrix.

L’œgagre mâle est un animal de la force d’un grand bouc. Sa tête est armée de deux cornes peu divergentes entre elles, d’une courbure assez régulière et longue de près d’un mètre. Chez les plus beaux, la surface plissée des cornes est renflée à intervalles égaux. Le corps est couvert d’un poil ras de couleur gris roux ; la barbe et la partie antérieure de la tête sont d’un pelage plus foncé ; une raie noire part de la tête et suit la ligne du dos jusqu’à la queue. Il se tient ordinairement dans les escarpements de montagnes élevées et y vit en troupe.

Au moment où nous rentrions, on vint prévenir le roi de la présence d’un lièvre charmé. Il descendit de cheval, et, suivi de quelques personnes, s’approcha du lièvre assez près pour le toucher. L’animal restait tranquille ; il fallut le pousser pour qu’il se décidât à faire quelques pas et enfin à se sauver. J’ai vu le fait : je me borne à le constater ; les explications qu’on a bien voulu me donner ne m’ont pas satisfait. On aime en Perse ce qui paraît inexplicable. Il y a, dit-on, des gens qui se font piquer par des scorpions et mordre par des serpents sans suites fâcheuses et même sans qu’il reste aucune trace ; mais, jusqu’à plus ample informé, je m’abstiens de toute appréciation sur ces diverses expériences.

La course avait été longue, et je fus heureux de me reposer chez mon amphitryon. Pendant la soirée, on lui apporta tant de gibier que je lui rendis service, à mon départ du lendemain, en le débarrassant de seize lièvres : je les suspendis à la croupe de mon cheval, de chaque côté du porte-manteau. Ce fut dans cet équipage que je rentrai de grand matin à Téhéran, afin de ne pas être aperçu ainsi chargé et sans suite, et d’éviter une grande atteinte à ma dignité, au point de vue cérémonieux des Persans. J’avais raison de me presser, car je vis, en arrivant, des hommes qui commençaient à se rassembler, afin d’attendre le retour du Schah.

On profite souvent, pour traiter des affaires graves, du passage du roi, soit lorsqu’il sort pour se promener ou chasser, soit quand il en revient : on appelle son attention sur l’objet auquel on désire l’intéresser, et on persuade ordinairement à Sa Majesté d’y donner suite. C’est ainsi que j’ai vu prendre la plupart des décisions importantes sur l’armée.

J’assistai au dernier départ des Kurdes pour la province du Khoraçan, où ils allaient guerroyer en partisans au compte de la Perse, ou plutôt causer aux Turkomans un dommage dont ils voulaient profiter. Ils se rangèrent sur une file en face du monarque et le long de sa route, présentant une variété de costumes difficiles à décrire. Outre le poids des armes et des munitions au service du volumineux arsenal suspendu à la ceinture de chaque Kurde, son cheval, qui est ordinairement très-maigre et de petite taille, porte en croupe les provisions indispensables, ainsi que le tapis et la couverture destinés à l’abri et au coucher du maître.

Les vêtements de couleurs voyantes, devenus des haillons par les fatigues d’une longue marche, ajoutaient à la sauvagerie de ces figures basanées, relevées par une barbe teinte en rouge vif.

Je vis l’un d’eux à pied, ayant sur l’épaule la queue de son cheval en témoignage de la mort de cet animal, sans avoir réussi à en obtenir un autre. On dit, cependant, que le remplacement du défunt se fait souvent d’office à la suite de cette seule démonstration.

Un de ces cavaliers voulant essayer son fusil sur des corbeaux, en abattit quatre fois le chien sans que la poudre, dont le bassinet était rempli jusqu’aux bords, répondît à l’étincelle ; il changea l’amorce, en versant à terre l’ancienne poudre pour en mettre de la nouvelle : cela se passait à côté d’un feu de broussailles. C’est, sans doute, l’ignorance des dangers inhérents aux matières fulminantes qui peut seule expliquer tant d’imprudence dans l’emploi de la poudre.

Les Persans sont très-amateurs de feux d’artifice, dont les fabricants amassent librement de grandes provisions de poudre dans des ateliers mal clos et établis sans précaution au milieu des bazars. On fume en dedans et au dehors de ces boutiques, avec des kaléans qui passent de