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Les Persans, qui aiment beaucoup les grands chevaux, n’emploient cependant que ceux de petite taille dans leurs voyages et leurs chasses. Le roi se sert de ces derniers pour franchir les pentes les plus escarpées.

Près de moi s’était arrêté un gros eunuque vieux et ridé. Sa figure hideuse se détachait plus noire encore sur la neige, et lui donnait quelque ressemblance avec un génie malfaisant. Voyant quelques perdrix qui, lasses de marcher, cherchaient à fuir en volant, il les fit poursuivre par son faucon. L’attitude de ce féroce chasseur était vraiment étrange : guidé par le cri de la victime, il se lança de toute la rapidité de son cheval, et parut éprouver un grand plaisir à achever la proie avec son couteau.

Plus loin, des lévriers poursuivirent un renard, qui se trouva bientôt suspendu à l’arçon des selles en compagnie de bon nombre de lièvres.


Une collation. — Adresse du Schah. — Duel de chevaux. — Une battue. — Moyen de se défendre contre les ardeurs du soleil. — Les œgagres. Le danger d’être trop près d’un roi qui chasse.

On fit halte après avoir parcouru deux lieues. Un tapis fut aussitôt étendu sur la neige, et le roi s’y assit pour manger des mandarines, prendre le thé et fumer le kaléan. À peine était-il installé qu’on vint lui annoncer le passage d’une volée de perdrix à quelques pas de là. Il se leva, demanda un fusil et je fus témoin d’une double réussite, qui fit honneur à la justesse du tir de Sa Majesté. Depuis quelques instants, un corbeau voltigeait au-dessus de sa tête, il l’abattit ; puis, revenant vivement à son premier but, il tua une perdrix de son second coup. Cet exploit peut ne pas être rare ; mais, dans cette circonstance, il eut d’autant plus d’à-propos que tout le monde avait mis pied à terre et regardait.

Peu après, deux hommes apportèrent un énorme loup qu’on venait de tuer, et le déposèrent à quelques pas du roi. Sa Majesté leur fit donner cinq tomans (le toman vaut onze francs soixante centimes).

Au moment de partir, nous eûmes un spectacle improvisé. Le cheval qui portait le kaléan royal était très-méchant ; le Schah le fit venir et ordonna d’en amener un autre de même caractère, qu’on mit nez à nez avec le premier. Le résultat d’un pareil tête-à-tête ne pouvait être douteux. Les oreilles droites, les naseaux ouverts, les yeux injectés de sang, la bouche inquiète, les deux animaux se dressèrent aussitôt l’un contre l’autre, se saisirent comme deux lutteurs et cherchèrent à se mordre le poitrail et le cou. On les sépara après quelques ruades. Je ne pus m’empêcher de trouver que, malgré son caractère un peu sauvage, ce divertissement offrait un certain intérêt. Le signal du départ fut ensuite donné, et l’on revint à Kend, afin de se préparer à la grande chasse annoncée pour le lendemain.

Le coup de canon retentit à sept heures. À huit heures nous étions en route, cheminant au trot dans la neige pendant quatre lieues. Nous fûmes obligés de faire la dernière au pas, car nous nous enfoncions de plus en plus dans des gorges escarpées, qu’il fallut franchir avant d’atteindre le lieu désigné pour la chasse.

Depuis la veille, on avait dirigé sur ce point deux régiments. Ils servaient de traqueurs, rétrécissant graduellement leur cercle afin de réunir tout le gros gibier des environs dans un espace de quelques centaine : de mètres, rempli d’escarpements et de roches. Il fallut laisser les montures à nos gens, et exécuter péniblement à pied une assez longue ascension, pour dominer ou du moins pour atteindre les rampes supérieures de la montagne. Nous étions très-incommodés par la réverbération éblouissante de la neige réfléchissant un soleil de vingt-cinq à trente degrés, et nous ne pouvions combattre ce désagrément qu’avec des lunettes bleues. Quant aux hommes de l’escorte, ils ont coutume d’employer un moyen plus simple et plus primitif : ils se garantissent les yeux à l’aide de leurs cheveux ramenés sur le nez, ou d’une touffe de crins serrée sur le front par leurs bonnets. Au départ, beaucoup d’entre eux se barbouillent les joues avec de la boue pour ne pas souffrir de cette douloureuse réverbération. Ce dernier procédé me parut par trop peu séduisant, et j’aimai mieux croire à son efficacité que d’en faire personnellement l’épreuve.

Nous attendîmes pendant près d’une heure sans que rien parût. La plupart des chasseurs, pour passer le temps, mangeaient des oranges et des grenades, d’autres fumaient le kaléan. Je cherchai alors à dominer la position, pour embrasser tous les détails de la scène qui m’entourait. Le sommet rocheux, sur lequel nous étions, occupait le centre d’une sorte d’entonnoir, terminé de tous côtés par des pentes presque à pic, clair-semées d’escarpements pierreux où le gibier pouvait trouver un abri. Plus bas, bien au-dessous de nous, résonnait le piétinement sourd de nos trois cents chevaux arrêtés à l’endroit où la déclivité du sol nous avait forcés de les quitter. Des chevaux de France n’auraient pu être poussés aussi loin, sans de graves dangers.

Tout à coup retentissent les sons discordants d’une trompette éloignée. Deux œgagres paraissent, bientôt suivis d’un troisième, et, sans défiance aucune, se mettent à sautiller devant nous. Mais soudainement effrayés par les cris qu’on pousse de tous côtés et par la présence des rabatteurs qui couronnent les crêtes, ils descendent ou plutôt se précipitent sur une pente rapide.

Placé à l’extrémité d’un rocher, de manière à bien voir, je ne pensais pas être un obstacle pour les chasseurs ; je ne tardai pas à reconnaître mon erreur. L’un des œgagres, fatigué de bondir péniblement sur des talus où son pied ne trouvait pas d’appui et où il s’enfonçait jusqu’au ventre, s’était arrêté incertain et troublé sur une pierre en vue de tous. À ce moment, je vis poindre le canon d’un fusil : c’était celui du roi, qui se préparait à ajuster en me faisant signe de me baisser. Presque aussitôt, sa balle bien dirigée siffla à mon oreille et alla, à trois cents mètres de distance, frapper mortellement l’œgagre, au moment où, les quatre pieds rassemblés, il prenait son élan pour reprendre sa course. La douleur fit faire à l’animal un dernier bond qui épuisa