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cent de petites pièces d’argent. Ce jour-là, tout le monde a accès dans la maison pour complimenter celui qui occupe le haut bout de l’appartement et devant qui tous les rangs cèdent le pas.

La même chose a lieu chez la jeune fille, qu’on a menée au bain et qu’on pare de ses cadeaux ; elle a son répondant féminin de droite et celui de gauche. On attend ainsi le coucher du soleil ; alors, le marié envoie, par ses parents et amis, un cheval à la mariée pour la conduire à la maison nuptiale, où elle arrive couverte d’un grand voile blanc et portant le miroir. Elle est précédée de musiciens, de lanternes et de gens qui tirent des artifices. La fiancée d’un grand seigneur est assise dans un tartaravan ou palanquin très-orné, suspendu entre deux mules richement harnachées.

La mariée s’arrête à une certaine distance de la maison ; le mari, escorté de ses deux parrains portant des cierges, arrive à sa rencontre jusqu’à une trentaine de pas, d’où il lui lance une orange de toute sa force, et prend la fuite ; on le poursuit et on s’efforce de le décoiffer avant qu’il ne rentre. Le jet vigoureux de l’orange et la force de la résistance sont regardés comme d’un bon augure.

Pendant que la femme entre dans la maison, le mari se tient à l’étage supérieur, pour montrer que, dès ce moment, il est le maître.

Les époux sont ensuite conduits dans la chambre nuptiale, au milieu de laquelle est un grand coussin recouvert d’un tapis et posé de manière que la tête de cette espèce de lit soit tournée vers Geblé (la Mecque) ; le miroir est apporté ainsi que deux chandeliers ornés de girandoles enrubannées et placés, l’un à droite, l’autre à gauche du lit. L’épouse est conduite par ses répondantes devant le miroir ; le plus proche parent de l’époux amène celui-ci, prend les mains droites des conjoints et les unit ; l’homme pose alors le pied sur celui de la femme en signe de domination ; puis les deux assistantes et le parent disent : « Que Dieu soit avec vous ! »

Un Persan peut avoir quatre femmes légitimes et un nombre illimité d’autres.

Mais, en réalité, il en est peu qui aient plus d’une épouse, parce que chaque noce entraîne à de grandes dépenses et à l’abandon d’une nouvelle dot. Ils préfèrent louer des compagnes qu’ils ajoutent à leur épouse par une convention qui les attache à eux pour le temps indiqué par les parties contractantes. Cette location est légale et peut se renouveler à terme échu ; elle se passe devant mollahs.

Une esclave est achetée en pleine propriété et est vendue de même.

Celui des époux qui demande le divorce abandonne sa dot à l’autre.

La femme, en Perse, n’a généralement ni éducation, ni rang, ni influence ; la séquestration nuit à son caractère et l’avilit. Nubile de neuf à dix ans, elle est vieille à vingt ; l’abandon, chez elle, précède de très-peu la décrépitude. Dans aucun cas, les femmes ne peuvent, comme ailleurs, exciter l’ambition ni de grandes et généreuses actions, puisqu’on ne saurait leur faire apprécier les dons de l’intelligence et de l’héroïsme. Aussi la société persane n’offre-t-elle qu’un déplorable spectacle d’abaissement moral et d’habitudes qui blessent tous les sentiments des Européens.

Après avoir assisté aux cérémonies nuptiales et avoir joint nos compliments à ceux de l’assemblée, nous pûmes enfin partir. Je savais que le gouverneur d’Hérat, qui allait visiter le Schah, avait établi ses tentesà deux cents mètres de Téhéran ; je ne résistai pas au désir de voir un campement d’Afghans. J’avais déjà eu affaire avec quelques-uns d’eux, mais cet amas de costumes et de turbans, ainsi que l’arsenal ambulant qui brille à la ceinture de chaque homme avaient pour moi un attrait dont je ne pouvais me rassasier. Le gouverneur, après avoir demandé qui j’étais, m’invita à me reposer sur le tapis formant tout son mobilier et me fit présenter la pipe et les rafraîchissements de rigueur.

Serkar Achmet-Khan occupait le haut bout : il a une figure calme et régulière mais un peu grasse, ce qui n’ôte rien à la dignité de sa mâle physionomie. Son fils, Eskander-Khan, placé à peu de distance de lui, ne lui ressemble pas et m’a rappelé les bayadères de l’Inde. Il a de très-grands yeux à contours peints qui remontent vers les tempes, des paupières longues et charnues, les sourcils très-arqués, très-relevés, une petite bouche et un menton qui se sauve, le nez si long qu’il paraît vouloir courir après tout le reste.

Après une visite d’une heure, je pris congé du chef, aux instances duquel je dus promettre de revenir ; j’étais trop curieux d’étudier les physionomies et les habillements de sa suite pour oublier son offre et ma promesse.


II

CHASSE ROYALE.

Heureuse aventure. — Un dessin royal. — Excursion.

Une épaisse couche de neige couvrait la terre, et sur le ciel pur se dessinaient au loin les monts Elbouz étincelants de blancheur. Le roi chassait, et je résolus de me promener du côté de ses tentes. Jusque-là, je n’avais vu que le départ de la chasse royale et son retour ; cette fois, j’espérais vaguement être plus heureux et prendre part à la chasse même. Je pouvais d’ailleurs m’absenter de Téhéran pendant deux jours. Donc, après un bon déjeuner, je roulai mon manteau, je montai un cheval solide et je suivis la route de Kend, joli village boisé situé à l’entrée d’une gorge sauvage et pittoresque, où l’on chasse l’œgagre. Comme c’était un jour de repos, je trouvai facilement mon ami le docteur T… et j’acceptai sa gracieuse hospitalité.

L’étiquette, qu’on observe là aussi bien qu’à la ville, ne permet pas de se laisser voir à la suite d’une chasse royale sans y être invité, et la présence d’un intrus ne tarderait pas à être remarquée. Je le savais ; et, ne comptant que sur le hasard pour satisfaire ma curiosité, je n’eus garde d’exprimer mon désir.