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reggio ; on y rédigea une lettre qui fut envoyée au directeur du musée. Le style énergique et concis de cette missive, en dialecte vénitien, donnera une idée parfaite de l’importance que le peuple attache à ces rivalités. La voici :


« Sior lustrissimo,

« La se recorda lustrissimo che se non la fa tirarvia della Cademia el quadro del sior Bosa, con quel Castellan, con la so bandiera de… in mano ; Nù Nicolotti che con le bandière menemo la polenta, ghe lo sfondraremo. »


« Très-illustre monsieur,

Rappelle-toi, très-illustre, que si tu ne fais pas sortir de l’Académie ce tableau du sieur Bosa, avec ce Castellan, tenant sa bannière de… en main, Nous Nicolotti, qui avec nos bannières tournons la polenta, nous l’effondrerons. »


Il est presque impossible de traduire la dernière phrase ; en voici l’explication : pour faire la polenta (gâteau de maïs qui remplace souvent le pain), on se sert d’un morceau de bois qu’on jette ensuite. Le sens est donc : Nous Nicolotti, nous avons remporté tant de bannières, que chaque jour nous pouvons tourner la polenta avec une nouvelle. Comme les groupes augmentaient sans cesse à l’exposition, on fut obligé de retirer le tableau pour éviter un malheur. Ajoutons que le peintre, Castellan lui-même, n’avait pas été fâché de peindre le triomphe d’un des siens ; car les maîtres, souvent habiles rameurs aussi, épousent ardemment le parti de leurs gondoliers ; et le soir, à la promenade du freseo sur le grand canal, ce corso sans pareil en Italie, si, rencontrant quelque gondole de connaissance, vous causez bord à bord et qu’une barque rivale vienne à passer, vos bateliers s’élancent alors pour lutter avec elle, sans tenir compte de la conversation de leurs patrons, qui trouvent cela tout naturel.

Mais revenons à la fête qu’il nous occupe en particulier, à la regata, la plus intéressante et la plus chevaleresque de toutes les fêtes de Venise.

L’origine de la regata, remonte aux premiers temps de la République. Comme il était d’usage aux jours de fête d’aller à une certaine heure se promener au Lido, le gouvernement, pour faciliter la traversée, avait soin de tenir prêt, à la riva, un nombre suffisant de grosses barques à trente ou quarante rames. Ceux qui n’avaient pas d’autre moyen pour y aller prenaient la rame et s’exerçaient. Ainsi naquirent les défis ; ces grosses barques mises en rang, alignées, partaient à un signal ; de là ce nom de riga, rangée, et par suite regata. Cette lutte peu élégante pour le spectateur, était un exercice excellent pour développer les forces musculaires et habituer, les rameurs aux longues traversées.

Les sénateurs, songeant à l’utilité qu’on en pouvait tirer pour la marine, cherchèrent une manière de l’encourager. C’est pourquoi, par le décret promulgué à l’occasion de la grande fête qui fut établie pour rappeler l’heureuse délivrance des jeunes épouses enlevées par des pirates de Trieste, en 944, ils donnèrent que la regata, serait miser au rang de divertissement public.

Cet enlèvement est une des anecdotes les plus piquantes de l’histoire vénitienne. Chaque année l’État mariait douze jeunes filles, les plus belles et les plus pauvres, avec douze garçons choisis. Pour cette cérémonie, on leur prêtait des pierreries et des bijoux de grand prix, afin d’ajouter à l’éclat de la fête. Des pirates de Trieste, en guerre avec Venise, attirés par l’appât d’une prise si belle et si riche, vinrent s’embusquer aux environs de l’église ; puis, lorsque tout le monde y fut rassemblé, ils se précipitèrent dans le temple, et, les armes à la main, enlevèrent effrontément ces nouvelles Sabines sous les yeux de leurs fiancés, qui n’avaient pour se défendre que des guirlandes de fleurs.

Candiano III, qui à cette époque était doge de Venise, sensible à cet affront, fait armer de suite des barques, et poursuit les ravisseurs à la tête des époux et des frères offensés. Ils les rejoignent bientôt dans un petit port du Frioul, et après un combat acharné, ramènent en triomphe les fiancées avec leurs joyaux intacts, dit la chronique. En réjouissance, une cérémonie religieuse et des jeux publics furent ordonnés, et Venise, dans son amour pour les fêtes, y ajouta un luxe toujours croissant. Lorsque la République arriva à son plus haut degré de splendeur, le spectacle maritime de la regata prit un aspect éblouissant, unique dans le monde, et devint la grande fête nationale.

Les grandes régates ordonnées par le gouvernement étaient les jeux olympiques de la République. Elles ont sur ces derniers l’avantage d’être appropriées aux lagunes, de sorte que les étrangers ne peuvent essayer d’y ravir les prix aux enfants de la cité.

L’étendue de la course est de quatre milles vénitiens, environ une lieue. Commençant à l’extrémité orientale de la ville, près du jardin public, elle traverse tout le port le long de la riva, passe devant la Piazetta, entre dans le grand canal, le suit dans presque toute sa longueur jusqu’à Canareggio, et là, tournant autour d’un poteau planté au milieu de l’eau, elle revient par le même grand canal jusqu’au palais Foscari, où les prix sont distribués aux vainqueurs dans l’ordre de leur arrivée. Pendant les dernières années, cette fatigante course s’arrêtait au pont de Rialto, en face du palais de la municipalité ; maintenant l’estrade où les autorités distribuent les prix est construite comme jadis, entre les palais Balbi et Foscari, à l’angle que fait le grand canal.

Les gondoles qui joutent sont d’une construction particulière, et tellement légères et minces, qu’à l’endroit où le rameur pose ses pieds, on met une double planche afin que le fond ne crève pas sous lui. Des barres transversales empêchent même de poser le pied partout ailleurs. Ces bateaux sont montés chacun par deux hommes vêtus de couleurs éclatantes et parés de la ceinture et du bonnet des Castellani ou des Nicolotti. Chaque parti envoie là ses rameurs les plus forts et les plus adroits que de nombreuses épreuves ont mis en haleine. On ne saurait croire à l’émotion que produit dans