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Mais la poudre a parlé, la chevrotine meurtrière ne tarde pas à faire une trouée et à porter l’épouvante et la mort dans le paisible troupeau, qui fuit alors et se dérobe à bonds légers. Malheur à la gazelle dont une faible blessure ralentit la course ; elle échappe difficilement à la dent meurtrière des lévriers, que l’on détache en fourrageurs pour lui porter les derniers coups.

Dans un autre grand affût, on se sert d’un chameau en guise de rabatteur. La gazelle n’a pas peur de cet animal, dont la lenteur et les formes lui sont connues. Un piége est préparé, un homme amène et pousse le chameau vers le gibier, qui cède peu à peu le terrain et arrive très-près de l’embûche ; le plomb fait le reste.

Le sable est si fin que le moindre vent le disperse en poussière dans l’air et rend la chasse impossible. Il nous est arrivé d’être surpris par une vraie tourmente de sable, qui nous contraignit de rentrer après être restés une heure immobiles et sans pouvoir rien distinguer à quatre pas de nous.

…Encore une course terminée sans avoir eu la satisfaction de tuer un aigle ; cependant l’occasion était belle. J’étais en faction ventre à terre, lorsque, à quelques mètres de moi, je vis l’oiseau de ma convoitise occupé à débiter un loup ; mais, dans ma position, en face de mes camarades, ma balle eût été dangereuse ; c’était pour moi le supplice de Tantale. L’aigle, bien repu, reprit tranquillement son vol avant qu’il m’eût été possible de tirer.

Pendant cette même chasse, j’ai remarqué les traces récentes d’un ours ; j’aurais préféré les suivre que de rester oisif et moulant mon empreinte sur la surface obéissante du sol sablonneux.


Le retour. — Les Illyates.

Après plusieurs journées de dix, douze et quatorze heures de cheval, nos provisions étant épuisées, on songea au retour. Avant le départ, je voulus dessiner quelques types du pays. Les femmes des tentes noires, rassurées par mes manières polies, et aussi par quelques petites pièces d’or, consentirent à se dévoiler le visage et à me laisser faire plusieurs portraits, qui auront au moins le mérite de la nouveauté. Ces heures ont été très-profitables à mon album. Sauf qu’il me fallut livrer bataille à plusieurs chiens énormes, je n’ai conservé de ce jour qu’un souvenir agréable.

Les Illyates sont des tribus nomades qui habitent constamment sous la tente, changeant de place suivant les saisons et les besoins des nombreux troupeaux qui font leur richesse. Au commencement du printemps, ils descendent des montagnes et se répandent dans les plaines ; leur installation, très-simple et très-prompte, se fait de préférence près d’un ruisseau et à l’abri du vent. Leurs mœurs et leurs habitudes diffèrent de celles des habitants des villes et font songer aux premiers temps des pasteurs patriarches. Je crois ces tribus d’origine tartare : les hommes sont beaux ; les enfants, dont on peut juger les formes, sont forts et robustes. Pour les garçons, l’habillement se compose, jusqu’à six ans, d’une chemise qui descend au nombril ; pour les filles, d’un jupon qui commence au-dessous de la ceinture et d’un petit caleçon.

Les femmes ont généralement le front bas, les pommettes épaisses et saillantes, les yeux longs et légèrement relevés vers les tempes, le nez un peu épaté et le bas de la figure en pointe ; leurs pieds et leurs mains sont d’une petitesse remarquable. On les marie très-jeunes, souvent à neuf ans. J’en ai dessiné une de douze ans, qui était mariée depuis dix mois. Elles sont chargées de tous les soins du ménage ; elles font le pain, le fromage, le beurre ; elles fabriquent aussi des tapis et la grosse étoffe en laine des tentes, autour desquelles se couchent les chameaux, les chèvres, les vaches, les ânes, les chevaux et les chiens.

Les Illyates parlent habituellement le turc et sont très superstitieux.

J’étais seul, occupé à dessiner un de leurs campements ; j’avais attaché mon cheval à une broussaille. J’entendis des pas et je vis plusieurs femmes s’approcher de l’animal et lui ôter sa bride ; je ne fis aucun mouvement, j’observai du coin de l’œil : je remarquai alors que l’une d’elles tenait la partie supérieure de la bride, tandis que sa compagne faisait passer et repasser à plusieurs reprises, dans l’intérieur des montants, un paquet bleu où je finis par reconnaître un enfant nouveau-né ; elles remirent ensuite le tout en place. Je n’ai pu me faire expliquer le but de cette opération. Peut-être ces femmes croyaient-elles communiquer ainsi une force secrète à l’enfant. C’était du moins, dans une intention semblable, que mon palefrenier suspendait des sachets de poils d’hyène au cou de ses enfants et aux murs de mon écurie.

Un de mes chevaux de bagages était mort pendant la nuit ; mes chiens en mangèrent presque la moitié, de sorte que le lendemain, après avoir pris congé du Vali pour revenir à Téhéran, les gloutons alourdis étaient peu disposés à chasser. Cependant, ils ne résistèrent pas à la vue de cinq gazelles qui paissaient non loin de nous, et ils disparurent à leur suite. Après avoir attendu quelque temps, j’envoyai le palefrenier à leur découverte tandis que je continuai ma route. À son retour, il ne ramena que deux chiens, et raconta comment il avait perdu le troisième. Lorsqu’en approchant, il avait appelé les trois fugitifs, il en avait vu revenir deux seulement ; le plus vieux le sollicita de le suivre et le conduisit dans une certaine direction, se mettant en travers de son cheval dès qu’il semblait hésiter ; il parvint à l’attirer ainsi près du troisième chien, un pauvre lévrier de Bagdad, qui mourut presque aussitôt d’une rupture dans la poitrine. Ce fut le dernier épisode de notre chasse.

Nous étions heureux de rentrer à Téhéran. Depuis trois jours, nous n’avions bu ni vin ni café, privation assez sensible pendant des journées aussi fatigantes.

Dans le cours de ce récit, j’ai parlé de Véramine, que nous n’avions fait que traverser en allant à la chasse. Je