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pose d’une jupe de soie et d’une mantille de même étoffe, garnie de velours et de dentelles, qu’elles rabattent sur leur front. Ce vêtement, d’origine espagnole, leur sied à ravir, ce dont elles paraissent ne pas se douter, à en juger par la précipitation avec laquelle elles s’en débarrassent au sortir des offices. L’usage des bancs et des prie-Dieu étant inconnu dans les églises du Pérou, les femmes se font suivre à distance par une jeune servante portant un tapis sur lequel elles s’agenouillent. Pour une élégante d’Arequipa, le suprême bon ton est d’avoir pour porte-tapis un petit Indien de la Sierra-Nevada, peu importe son sexe, mais gros comme le poing et vêtu du costume traditionnel qu’on exagère à dessein pour le rendre grotesque. Quelques raffinées se font suivre par un couple de ces marmots, ce qui est l’idéal du genre. Le don d’un jeune Indien de quatre à cinq ans, est le cadeau de meilleur goût qu’un homme puisse faire à une femme. Aussi que de douces câlineries, que de recommandations expresses faites au voyageur en partance pour la Sierra ! Vida mia, no se olvide U. Mandarme un Indiccito. (Ma vie, n’oubliez pas de m’envoyer un petit Indien.) Telle est la phrase par laquelle on répond à son dernier adieu. Si ce voyageur n’a rien à refuser à la solliciteuse, arrivé dans la Sierra, il choisit dans quelque famille d’Indiens un ou deux enfants en bas âge, qu’il obtient du père moyennant quelques piastres et une provision de coca et d’eau-de-vie. La mère, qui n’a rien reçu, ne manque pas de jeter les hauts cris à l’idée de voir partir le Benjamin de la famille ; mais le voyageur la console par le don d’une jupe neuve et obtient son consentement pour un peu de tafia. Devenu possesseur légitime du sujet, il profite du départ de la première caravane pour l’expédier comme un colis à la dame de ses pensées. L’arrivée du jeune autochtone excite un transport véritable. On le descend de la mule sur laquelle il est juché ; on l’admire en riant aux larmes ; puis on le déshabille, on le savonne, on lui racle l’épiderme, on le tond de près, et enfin on l’affuble d’un costume de père noble qui le rend fier et tout joyeux. Après quelques indigestions préalables, car l’enfant n’a pu passer impunément du maigre régime auquel il était soumis chez sa mère, à l’abondante pâtée qu’il reçoit chez ses nouveaux maîtres, son estomac a acquis toute la dilatation désirable, et le petit acteur joue à la satisfaction générale son double rôle de page et de carlin.

Malheureusement rien n’est stable ici-bas. Notre Indien l’apprend à ses dépens, lorsqu’il atteint sa douzième année et que ses maîtres le trouvant trop haut sur jambes pour l’emploi de porte-tapis, l’exilent du salon et lui retirent sa livrée. Il passe alors à la cuisine, où les domestiques dont il divulgua longtemps les petits secrets, lui font expier par mainte nasarde ses indiscrétions et sa prospérité passées.

En définitive, comme ces Indiens vendus ou cédés par leurs bons parents, s’ils sont abrutis, ne sont pas esclaves, parvenus à l’âge de puberté, ils disposent d’eux mêmes comme ils l’entendent et sans que personne ait le droit de les réclamer. Quelquefois les hommes continuent d’habiter, en qualité de domestiques, la maison dans laquelle ils ont grandi ; quelquefois encore, ils la quittent et vont ailleurs louer leurs services. Les femmes y restent volontiers. Leur progéniture, comme autrefois les négrillons chez les planteurs de nos Antilles, augmente d’autant le personnel domestique de la maison. Ces enfants, une fois sevrés du lait maternel, sont dressés par leurs maîtres à porter le tapis d’église, mais n’ont jamais aux yeux de ceux-ci le même attrait de king’s Charles ou de ouistiti, qu’a le petit Indien pur sang de la Sierra-Nevada.

À Arequipa comme dans toutes les grandes villes, les hommes restent un peu chez eux, mais vont beaucoup dehors : un homme a toujours des affaires. Le temps de ceux-ci se passe à errer de maison en maison, à causer politique, à fumer un nombre indéterminé de cigarettes, entremêlées de parties de monte ou de dés, à faire la sieste, à monter à cheval, à effeuiller quelques fleurs indigènes dans les sentiers battus du langage galant, laissant leurs épouses à leur désœuvrement ou à leurs plaisirs, et enfin à rêver un avenir glorieux à la république.

Mais de cette façon d’employer leur temps, si l’on concluait à l’absence d’intelligence ou d’instruction chez ces indigènes, on se tromperait lourdement. Tous ont beaucoup appris sinon beaucoup retenu, et défriché successivement les vastes champs de la théologie, de la jurisprudence, du droit civil, du droit canon, de la médecine et de la chirurgie, science en honneur à Arequipa et qu’on y enseigne de préférence à d’autres. Ces hommes, occupés en apparence de choses futiles, ont soutenu publiquement des thèses et conquis un diplôme de doctor-bachiller à la pointe de leurs périodes. Tous sont, en outre, de première force en versification et tournent galamment et facilement les bouts-rimés, quatrains, sixains, douzains qu’on leur donne à tourner. S’ils se montrent indifférents aux choses de l’esprit, ce n’est donc pas par ignorance, mais par effet de la philosophie d’instinct — ut apes géometriam — et de l’adorable paresse qu’ils ont héritée de leurs pères, et qu’ils entretiennent en eux comme un feu sacré. Toute idée d’innovation ou de progrès tendant à troubler la quiétude dont ils jouissent leur est antipathique. L’activité morale et physique de l’Européen est un phénomène qui les émerveille, comme aux sauvages le tic tac d’une montre, et qu’ils ne parviennent pas à s’expliquer. — Il faut dire aussi qu’ils n’y tâchent guère. — Para que sirve eso ? (À quoi bon ?) est l’inexorable question qu’ils ont l’habitude de faire à propos de tout ce qu’ils dédaignent ou de ce qu’ils ne comprennent pas.

Les établissements scientifiques, les colléges et les écoles sont nombreux à Arequipa. Sa faculté de médecine, où la phlébotomie est préconisée, peut rivaliser avec celle de Chuquisaca dans le haut Pérou. L’université de Saint-Augustin, les deux académies et le collége de l’Indépendance, fondé par le grand maréchal Gutierez de la Fuente, jouissent d’une célébrité non contestée. La bibliothèque publique, qui date de 1821, est due au zèle d’un sieur Evaristo Gomez Sanchez, ami des lumières.