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ennuis secrets, ses plaisirs et ses confidences. Cette amitié, née à l’ombre du cloître, a souvent le caractère d’une véritable passion. De nonne à nonne, c’est un échange de tendres missives, de serments sans fin, de bouquets de fleurs et de sérénades, qu’interrompt parfois un éclat terrible, occasionné par un sourire, une préférence accordée à quelque rivale. Sans s’en apercevoir, les pauvres recluses jouent à l’amour profane auquel elles ont renoncé ; mais qui songerait à leur en faire un crime !

Si ces religieuses ne peuvent sortir du couvent, elles ont la faculté d’y recevoir et même d’y inviter à déjeuner leurs parents des deux sexes et les amis de ces derniers. Le repas est servi dans le parloir, grande salle voûtée dont les murs ont des guichets grillés, et la table est assez rapprochée d’un de ces guichets pour que la religieuse, assise de l’autre côté de la grille, puisse voir ses hôtes et s’entretenir avec eux. La conversation traite habituellement des commérages les plus récents de la cité. On y passe en revue les amours, les mariages, les naissances et les décès. Ce babil est entremêlé d’éclats de rire et d’épigrammes. Les hommes, quand il s’en trouve dans la réunion, ne manquent pas de saupoudrer leurs plaisanteries de gros sel. En fermant les yeux, on pourrait se croire dans quelque salon du pays, au milieu d’une tertulia des plus animées.

Parfois, un étranger est invité par la famille à un de ces déjeuners monastiques, mais succulents. La religieuse, après les compliments d’usage, s’enquiert bien vite, avec un aimable intérêt, des lieux qui l’ont vu naître et des parents auxquels il doit le jour. Elle le questionne ensuite sur son orthodoxie et l’état de son cœur, sur les illusions qu’il n’a plus et sur celles qu’il garde encore, sur les pays qu’il a visités et les aventures dont il a été le héros. Si les réponses de l’étranger sont satisfaisantes, elle s’engage, quand il passera devant le couvent, à s’y arrêter pour y prendre un sorbet et échanger un bonjour amical avec la desgraciada (infortunée) qui l’habite. Telle est la qualification qu’elle se donne. Enfin, à l’issue du repas et si le susdit étranger a su donner de lui une opinion avantageuse, un frère chéri, un oncle influent, profitant de la distraction générale, se charge d’obtenir de la recluse qu’elle relève un peu son voile pour que l’ami de la famille, qui ne l’a jamais vue, puisse emporter à la fois son image et son souvenir. Après un peu d’hésitation, car cette action si simple est un péché mortel, la nonne se rend à leurs prières, non sans s’être assurée, par un coup d’œil rapide, que sa mère et ses sœurs ont le dos tourné. La seule manière de reconnaître un service de ce genre est de feindre une admiration des plus vives, en murmurant en aparté, mais de façon à être entendu de la religieuse : Que faz encantadora ! (Quel visage enchanteur !) Parfois la sainte fille est camarde et jaune de teint ; mais, à ses yeux comme aux yeux du Seigneur, l’intention est toujours réputée pour le fait, et l’étranger gagne à cette innocente flatterie la réputation d’un homme de goût et de belles manières.

Dans un pays où les pâtissiers et les confiseurs n’ont pas encre pénétré, ce sont les communautés de femmes qui ont le monopole des sucreries, des gâteaux et des pièces montées, gloire de l’office. Elles reçoivent des commandes à l’occasion des bals, des fêtes et des mariages, et n’épargnent rien pour satisfaire le public et augmenter la clientèle, non pas tant par amour du lucre que pour le plaisir de l’emporter sur une autre communauté ; car, disons-le, dût-on nous lapider pour cette indiscrétion, il existe entre ces couvents une rivalité haineuse dont la cause est encore inconnue au physiologiste, mais dont l’effet est journellement attesté à l’observateur par les coups d’épingle que les religieuses ne s’épargnent pas, et les coups de langue, voire les horions, que leurs servantes s’épargnent moins encore en se rencontrant dans la rue.

Chacune de ces communautés à une spécialité de friandises qui la recommande à l’appréciation du public. Sainte-Rose à sa mazomora au carmin, espèce de bouillie de la nuance de nos œufs rouges, qu’on expose pendant la nuit sur les toits du couvent, où la gelée lui communique des qualités particulières. Sainte-Catherine excelle dans la préparation du petit four et des confitures de volaille au lait d’amandes, c’est le manjar blanco ou blanc-manger du pays. — Enfin, le Carmen a pour lui ses beignets au miel saupoudrés de feuilles de rose et de paillettes d’or, et ses impériaux, jaunes d’œufs battus avec du sucre en poudre et figés par un procédé qui nous est inconnu. Disons en passant que ce n’est pas à la communauté qu’un particulier fait sa commande, mais à telle ou telle des religieuses, laquelle, en envoyant à domicile les gâteaux demandés, a soin de présenter sa note, comme le fait chez nous la généralité des pâtissières.

Si quelques-unes de ces religieuses, à qui des parents peu fortunés ne peuvent venir en aide, se font un revenu certain avec la vente de leurs gâteaux, d’autres, appartenant à des familles riches, dédaignent d’en tirer profit et se contentent de les pétrir et de les cuire par amour de l’art et pour en régaler leurs amis et leurs connaissances. Ces dernières, fines fleurs des pois du couvent, reçoivent habituellement tous les lundis des provisions de bouche pour la semaine. Ces provisions, qui témoignent de la tendre sollicitude de leur famille, consistent en un quartier de bœuf et un mouton entier, sans préjudice de volailles grasses, de poissons de choix, de gibier, d’œufs, de fruits et de légumes. Après avoir choisi parmi ces victuailles celles qu’elles destinent à leur cuisine, car nos religieuses ont la faculté de mettre le pot-au-feu dans leur cellule quand il ne leur plaît pas d’aller au réfectoire, elles abandonnent le reste des provisions à la communauté, qui, par ce moyen, a toujours, et à peu de frais, son garde-manger tenu sur un pied de guerre.

Grâce à la troupe des cholas plus ou moins alertes plus ou moins délurées, que chaque religieuse entretient à sa solde en qualité d’aides d’office, de gâte-sauce, de garçons de recette, lesquelles battent le pavé du matin au