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maisons, l’agent magnétique, après avoir jeté ses voyageurs et ses produits, jusqu’aux confins du monde, n’est plus aujourd’hui qu’un entrepôt, un port franc où viennent s’étaler les marchandises étrangères. Excepté les verroteries, on lui apporte tout ce qu’elle fabriquait autrefois.


Les régates. — Jeux et rivalités des Vénitiens.

De toutes les fêtes vénitiennes, la Regata ou course de gondoles a toujours été la plus brillante. La République la considérait comme une fête nationale, et dans toutes les grandes occasions, telles que l’élection d’un doge, le gain d’une bataille, la visite de quelque prince étranger, elle ordonnait ce spectacle, comme le plus beau qui se pût voir : spectacle dont la mise en scène n’est possible que sur un théâtre semblable à celui qu’offre cette cité prestigieuse.

En effet, c’est sur ces lagunes, c’est dans ces canaux étroits et tortueux, c’est avec ces barques si longues et qu’on ne peut manœuvrer qu’en restant debout à l’arrière, c’est avec ces habiles gondoliers, qui depuis la plus tendre enfance jusqu’à la mort, et le jour comme la nuit, exercent leur profession, c’est, en un mot, de cette réunion des choses indispensables à une pareille fête, qu’est né ce divertissement. Il n’en est pas d’ailleurs qui s’unisse plus étroitement à la vie vénitienne, dont une partie se passe sur l’eau, ni qui permette de réunir un plus grand nombre de spectateurs aussi convenablement placés, soit sur les balcons et les quais, soit aux fenêtres des palais qui bordent de chaque côté et dans toute sa longueur immense le théâtre même de la lutte. On comprendra que cet ensemble, unique dans le monde, doit localiser impérieusement à Venise ces fêtes nautiques, et que toute imitation de fêtes prétendues vénitiennes, au Havre, au bois de Boulogne on à Londres, ne saurait en donner une idée même approximative. La beauté du ciel et du lieu, la pompe que les autorités et la population donnent à cette cérémonie, le luxe des barques et des costumes étincelants d’or, d’argent et d’étoffes aux plus riches couleurs, le bruit de la musique, la joie tumultueuse de la foule et la passion traditionnelle des deux partis qui divisent la ville en camps ennemis, non pas pour un jour comme dans nos courses de chevaux, mais pour la vie depuis des siècles, toutes ces causes donnent au spectacle un intérêt et une originalité extraordinaires.

Le peuple vénitien a toujours aimé le luxe et le plaisir ; ce goût s’explique par l’origine même de cette illustre nation. Les Vénètes, pour échapper aux calamités dont l’invasion barbare accabla un pays qui se trouvait la grande route suivie par ces hordes dans leur marche de l’est à l’ouest, se réfugièrent au milieu des lagunes : dédale inaccessible à quiconque ne l’avait pas souvent parcouru, et c’est là qu’ils fondèrent Venise, l’an 590 après Jésus-Christ.

C’était d’abord, comme bien on pense, un triste séjour, et les chefs, dès le principe, durent créer des divertissements pour soutenir le moral d’une population presque séparée du monde. Plus tard, ces fêtes devinrent une nécessité, afin d’occuper le peuple et détourner ses regards de la politique jalouse et soupçonneuse du gouvernement. À Venise, la liberté du plaisir fut aussi absolue que l’était la défense de se mêler des actes de la République. Ces habitudes pénétrèrent si bien dans les mœurs, que ce peuple ardent et énergique mit dans ses jeux la lutte, la passion qu’engendrent ordinairement la religion et la politique. Aujourd’hui presque comme jadis on retrouve cette même animation, ces mêmes haines entre les habitants de la rive gauche et de la rive droite du grand canal, ou, pour mieux dire, entre le quartier de Castello et celui de San-Nicolo, et la même insouciance sur tout le reste.

On voit dans les anciennes chroniques de Venise, que cette division entre les Castellani et les Nicolotti remonte à l’époque première de la création de la ville. Les habitants d’Héraclée et d’Aquilée, qui formaient déjà deux factions ennemies, en fuyant dans les lagunes, choisirent des quartiers opposés ; l’une occupa l’île de Castello, à l’extrémité orientale de la ville, et l’autre l’île San-Nicolo, de l’autre côté du Rialto. La première, à mesure que la population de la ville s’augmenta, s’étendit sur la rive des Esclavons, la place Saint-Marc, le commencement du grand canal, et s’arrêta au pont du Rialto, coupant ainsi la ville de l’arsenal au champ de Mars. La seconde prit tout le reste de la cité, qui est la partie la plus considérable, mais la moins brillante, puisque le doge, les sénateurs et les plus riches patriciens se trouvaient être Castellani par le quartier qu’ils habitaient. Aussi les Nicolotti formèrent-ils la faction démocratique, tandis que les Castellani furent les aristocrates.

On comprendra aisément la jalousie et les querelles qui en résultèrent. Pour apaiser ces dissensions, les Nicolotti furent autorisés à prendre parmi eux un doge spécial ; ses fonctions, comme bien on pense, se bornaient à présider les jeux et les délibérations de son parti, et le reste du temps il vivait et travaillait comme avant, au milieu de ses anciens compagnons. Nommé par élection, on entourait son élévation d’une certaine pompe, qui flattait le peuple, car c’était un gondolier connu pour son habileté et sa bonne conduite qui presque toujours était choisi. La cérémonie se faisait à l’église San-Nicolo, où le nouveau doge était consacré par la religion et revêtu d’un costume magnifique. Il portait le titre de Castaldo dei Nicolotti. La garde de l’étendard représentant san Nicolo brodé en or lui était confiée.

Les Nicolotti, satisfaits dans leur orgueil, narguèrent les Castellani, en leur jetant sans cesse ces paroles qu’on répète encore : Ti, ti voghi il Dose, e mi vogo col Dose. « Toi, tu rames pour le doge, et moi je rame avec le doge. »

C’était entre eux une lutte continuelle ; dans toutes les fêtes publiques, chaque parti reconnaissable à ses couleurs, les Castellani avec la ceinture et le bonnet rouges, les Nicolotti, noirs ou bleu foncé, cherchaient à triompher, soit dans les joutes de barques, soit dans les jeux de force, d’équilibre et d’adresse. Tantôt il s’a-