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colibri et au papillon. J’aime ainsi mieux les choses en Dieu qu’en elles. Lui, qui les gouverne et qui s’en distingue, lui, qui lustre la vague, qui rougit le corail, qui blanchit la perle, me tonifiait sur le Belt d’un fort parfum de son esprit. Ma conscience écoutait sa voix intérieurement, et mes yeux contemplaient ses merveilles au dehors. Malgré le roulis et le tangage, mon imagination s’est jouée dans les nuées, dans les rayons et dans les eaux, sans préoccupation et sans fatigue. Notre dernière demi-heure a été moins houleuse et nous sommes arrivés à Korsôr d’un pied ferme sur le pont, tout en considérant les monticules et les dentelures du rivage.

Nous sommes partis presque immédiatement pour Sorö. Ce n’est plus la Fionie, cette contrée d’idylles et de résidences féodales où Théocrite confine à Walter Scott et Virgile à Ossian ; non, ce n’est plus la Fionie qui est devant moi et autour de moi ; c’est la Séeland, l’île d’Hamlet !

Le grand Belt que nous avons franchi, et le petit Belt, et le Sund, ces détroits qui joignent la mer du Nord à la mer Baltique, ne relèvent pas seulement de la géographie, mais de la mythologie. Le prodigieux philologue Rask, dont j’ai vu la chaumière natale non loin de Svendborg, et qui a donné les meilleures éditions des deux Edda, de la vieille et de la jeune Edda, racontait, d’après les légendes de ces poëmes cosmogoniques, une journée de la déesse Géfion. Elle avait creusé les trois défilés avec une charrue attelée de quatre taureaux sauvages, fils d’un géant. Sur la foi d’Odin et sous le sceau de sa parole, tout ce que la déesse en ceindrait d’un sillon en vingt-quatre heures devait lui appartenir. Elle ne perdit pas de temps, et, avec son soc, en trois sillons qui furent trois détroits, elle découpa la Séeland et la Fionie. « Voilà comment, disait Rask en souriant, nous avons eu ces détroits et ces deux îles, qui auparavant ne faisaient qu’un continent avec la Suède d’une part, et d’une autre part, avec le Slesvig et le Jutland. — Le monde, ajoutait Rask avec malice, a oublié la déesse Géfion, mais le monde est un ingrat. »

Sorö, où nous nous sommes installés à l’auberge, est une très-petite ville et une très-grande école. C’est un établissement d’instruction, une académie qui a eu quatre cent mille francs de revenus en terre, mais elle est moins riche aujourd’hui que ses paysans ont acheté beaucoup de ses domaines, et que ses rentes ont été appliquées en partie à d’autres services publics.

L’académie de Sorö date du onzième siècle, elle était déjà florissante sous la protection d’Absalon, évêque de Röskilde (1158). Cet évêque était un éminent personnage. Ce fut grâce à ses munificences que Saxon le Grammairien (Saxon Grammaticus) écrivit, au douzième siècle, les chroniques du Danemark. Sorö fut ainsi le berceau de l’histoire en ce pays. Saxon était alors commensal de l’académie, comme aujourd’hui Ingemann.

Elle fut soutenue par plusieurs rois, par des princes, par des princesses. L’un de ses plus illustres bienfaiteurs fut le baron de Holberg.

Le baron de Holberg, fils d’un soldat de fortune, était plébéien. Il fut caporal, précepteur des enfants d’un pasteur de village et vicaire de ce pasteur. Il eut beaucoup de succès, comme prédicateur, auprès des paysans. Saisi de la fièvre des voyages, Holberg vendit tout ce qu’il possédait, réalisa la somme de soixante écus et se mit en route. Il donnait des leçons de langue et de musique. Il vivait de rien, mais il observait des hommes nouveaux, des nations nouvelles. Il visita la Hollande, l’Angleterre, la France, l’Italie, — Amsterdam, Londres, Oxford, Paris et Rome.

Né à Bergen en 1681, il était en 1714 professeur à l’université de Copenhague. Il eut d’abord le titre et attendit longtemps les émoluments de sa place. Il souffrit cruellement de la pauvreté. Ce qui l’enrichit, ce ne furent ni un poëme héroï-comique, ni un recueil de satires, ni des travaux d’érudition qu’il publia successivement, ce fut son théâtre. Son théâtre, composé de quarante pièces, fut le théâtre national. Holberg eut cette gloire d’être le père de la comédie en Danemark. Elle n’existait pas avant lui. Il a une autre gloire, celle d’avoir tracé d’une main nette les annales de sa patrie. Ses comédies sont en prose comme son histoire. On l’a souvent appelé Térence et Tacite, Molière et Montesquieu. Ces comparaisons, soit fausses, soit exagérées, au lieu de grandir un nom, le diminuent. Écartons-les.

Holberg est Holberg ! Il est lui-même, un esprit original dont le trait distinctif est le sarcasme, le sarcasme toujours mordant et souvent trivial. Ce prosateur a une poésie intime, incisive, un peu sèche, mais profonde. Elle est dedans les mots, non dessus ; on ne la voit pas, on la sent. C’est la poésie d’un observateur très-naturel et pourtant très-intense.

Quoique Norvégien, Holberg était bon Danois, la Norvége n’étant alors qu’une province du Danemark. Il s’était beaucoup moqué de la vanité des blasons. Néanmoins il voulut avoir le sien. Il sollicita et obtint le rang de baron. Il y eut à demi-voix une sorte de traité entre le gouvernement et Holberg. Le gouvernement lui conférait la noblesse, et Holberg dotait l’académie de Sorö vouée à l’éducation de la noblesse. Le poëte payait ainsi sa bienvenue à l’ordre aristocratique où il était admis. Il restituait aussi aux lettres une opulence conquise par les lettres. Les legs de Holberg à l’académie furent sa magnifique bibliothèque et une somme de trois cent mille francs ; les cent mille francs qui restèrent de sa succession avaient été réservés par le nouveau baron à ses parents et à l’université de Copenhague.

Holberg mourut, en 1754, à soixante et onze ans.

En retour de ses générosités, le poëte, plus comique contre lui-même qu’il ne l’avait été contre le genre humain, avait imposé, dit-on, par une clause secrète, à l’académie de Sorö une oraison funèbre annuelle. Cette oraison funèbre, éloge banal, est variée chaque année, en effet, par un professeur de l’académie. C’est toujours cependant le même couplet chanté sur le même air. Je suppose, pour mon compte, que Holberg n’a pas fait de clause secrète. Il avait trop de bon goût pour exposer sa