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Nauplie qui célébraient l’anniversaire de l’avénement de son frère, et aux fêtes d’Athènes qui célébraient celui de la proclamation de la liberté. L’enthousiasme était grand, car le roi jouissait alors d’une véritable popularité, que lui avait faite la guerre de 1854.

On se rappelle qu’à cette époque, après les soulèvements partiels de l’Albanie et de l’Épire, le mouvement insurrectionnel gagna Athènes et que le roi fit, bien que tardivement, cause commune avec son peuple, au risque de perdre sa couronne. « C’est une diversion fomentée par l’argent russe, disaient les notes diplomatiques ; les Grecs ne sont que les instruments de la Russie. » Les notes avaient tort et raison : elles avaient tort, parce qu’une partie du mouvement était nationale ; elles avaient raison, en ce sens que, quel que soit leur bon droit, c’est le propre des gens faibles de s’appuyer sur quelqu’un ; au résumé, elles devaient avoir raison aux yeux de la France et de l’Angleterre, puisque ces deux nations s’étaient éprises d’un bel amour pour la gent turque, amour qui, comme tous, a eu son lendemain. Enfin, on fulmina contre ces pauvres gens qui n’en pouvaient mais, et on envoya un corps d’occupation au Pirée. La conduite du roi fut, il faut le reconnaître, on ne peut pas plus digne en ces tristes circonstances, et elle lui attira les sympathies du peuple.

Je n’ai pu voir les fêtes de Nauplie, mais j’ai été témoin de celles d’Athènes. Je ne parlerai ni des arcs de triomphe, ni des allégories, ni de tout ce bagage d’ingéniosités fait à la détrempe, qui, de nos jours, forme par le monde entier le matériel de ces réjouissances, mais de l’émotion qui traduisait le patriotisme de cette foule attentive venue de toutes parts : villages et champs avaient été abandonnés : des routes de Thèbes, d’Éleusis et de Marathon, des équipages de forme bizarre, garnis de myrtes et de rhododendrons, arrivaient, jetant sur la place des tribus entières, depuis l’aïeul jusqu’au bambino. J’ai vu des manifestations plus bruyantes, mais jamais un hommage aussi grand, aussi austère, et surtout aussi pieux, rendu à la liberté.

Après deux jours, les réjouissances se terminèrent par un bal municipal donné dans la salle du théâtre. J’avais entendu applaudir la veille même dans cette salle la comédie : Les précieuses ridicules. Le spectacle n’avait pas changé, seulement les acteurs étaient plus nombreux.

À propos de Molière et du théâtre grec, c’est une idée excellente qu’on doit à M. Rangavi de représenter des traductions de notre grand poëte, à défaut d’œuvres nationales. Chaque soir, la salle était comble, et ce serait, outre une bonne œuvre, une excellente spéculation de construire un théâtre ad hoc, car la salle actuelle est occupée tout l’hiver par une troupe italienne.

En 1858, cette troupe était assez médiocre ; on l’applaudissait et on la couvrait de fleurs à la manière italienne ; les spectateurs se visitaient aussi à l’italienne, et c’était un des grands charmes de ces soirées ; non pas le seul, car je me souviens que j’appréciais fort ce pauvre filet de musique, que j’ai acclamé plus d’une fois Mlle Teresa Gori, qui était, il est vrai, charmante, et que j’ai dit à Mlle Demoro qu’elle avait du talent. Que la Frezzolini me pardonne !


Environs d’Athènes. — Le brigandage en Grèce. — Daphné. — Éleusis. — Scaramanga. — Le Pirée. — Tremblement de terre.

Demandez à un Athénien s’il y a des brigands en Grèce, il ne vous répondra ni oui ni non ; il vous dira comme Lassagne : « Il y en a et il n’y en a pas, » c’est-à-dire qu’il y en a sans y en avoir. Dans l’Attique, il y a des brigands, non pas toujours, mais souvent.

Malgré cela, nous avons parcouru le pays sans aucun accident. Une des grandes distractions de la vie athénienne est la promenade à cheval, et pour nos chevauchées, nous choisissions le plus souvent la route de Thèbes. On suit, en sortant de la ville, le bois sacré que traversait la théorie d’Éleusis, et en quelques minutes on atteint Daphné. Ce lieu est des plus agréables pendant la chaleur de midi, et, de la colline ombragée de pins qui le domine, on peut se livrer aux réflexions les plus profondes sur l’inconstance des choses humaines, car à deux pas de là s’élève une abbaye de style byzantin, greffée sur une construction latine entée elle-même sur des fondations helléniques. M. Buchon a fait dans l’intérieur de cette abbaye, qui était le Saint-Denis de la famille de la Roche, les plus précieuses découvertes pour son histoire des ducs français d’Athènes.

À un kilomètre plus loin est la plage de Scaramanga, d’où s’arrondit la baie d’Éleusis, que les montagnes ferment comme un lac. L’aspect de cette nappe bleue est féerique, alors que les dernières clartés du soleil luttent contre les premières ombres du soir, et que toutes les couleurs et toutes les formes prennent cet air douteux qui livre l’espace à notre imagination.

Les vieux bois de myrtes qui s’inclinent vers la mer ne résonnent plus du bruit du tympanum, mais on entend toujours à cette heure comme des soupirs dans le feuillage. Le christianisme n’a pas tout à fait mis en fuite les hôtes sylvestres de la mythologie.

J’ai lu dans un livre sur la métempsycose que les âmes des philosophes allaient souvent habiter le corps des hérons. Il y a là, sur le bord d’un lac salé, un héron blanc qui doit être un vieux sceptique. Chaque fois que je passais sur le bord de ce lac, j’envoyais une balle dans son étroite carcasse, mais chaque fois il s’envolait en riant. Cet étrange oiseau est le seul être vivant en cette plaine éteinte qui va jusqu’à Éleusis.

Nous eûmes dans ce village la chance heureuse de tomber un jour au milieu d’une noce albanaise : la rue était encombrée ; les terrasses, les lucarnes, les corniches des maisons étaient garnies de curieux. Il fallut boire avec toute la noce, et servir de point de mire à cette population ébahie.

Une habitude des jeunes filles albanaises est de porter leur fortune enfilée en pièces d’or autour de la tête. Ce singulier usage fait que les maris ne sont jamais trompés, pécuniairement parlant.

Un matin que nous étions venus à Scaramanga, au lieu de tourner du côté d’Éleusis, nous suivîmes les contours