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on peut affirmer qu’il est toujours, à quelques altérations près, l’ancienne langue populaire.

Quand les Phanariotes fondèrent en Valachie les premières écoles, ils enseignèrent ce qu’on appela le mixobarbaron, mélange barbare de grec moderne et de grec ancien. Quelques écrivains protestèrent, et Coraïs proposa le moyen terme de remplacer par les mots anciens seulement ce qui faisait défaut au langage moderne. Il ne fut pas écouté, et depuis il s’est créé dans Athènes de nombreux partis de puristes, dont les plus susceptibles veulent remplacer la langue moderne par l’ancienne. C’est une vraie bataille ; chacun s’écrie : « Prenez mon grec ! défiez-vous de celui d’à côté ; » chaque écrivain, chaque journal parle sa langue plus ou moins retrempée et imbibée de grec ancien. Un Français s’est écrié avec un noble enthousiasme : « Le grec moderne tend chaque jour davantage à se rapprocher du grec ancien, et dans quelques années le voyageur jouira presque complétement du plaisir d’entendre résonner à ses oreilles le langage qu’on parlait à Athènes il y a deux mille ans. Jamais, jusqu’à ce jour, un peuple n’a essayé de refaire sa langue, de remonter jusqu’à l’idiome antique de ses pères ; c’est un spectacle qu’il était réservé à la Grèce contemporaine de donner. »

Nous craignons que cette tentative n’ait d’autre résultat que d’amener la confusion. S’imagine-t-on en effet qu’une conspiration de savants aille changer la langue de dix millions d’hommes ? Comment ? Est-ce en écrivant des traités qui ne peuvent être lus que par un petit nombre ? Est-ce en s’amusant, dans le silence du cabinet, au travail de marqueterie qui consiste à remplacer par idor, eau, le mot plus usité nero qui, entre parenthèses, est plus ancien, en forgeant à la place du mot turc qui dit poudre un mot prétentieux qui ne dit rien, etc., etc. ? Non. La langue vraie, c’est celle du paysan, du pâtre et du matelot. C’est celle-là qu’il fallait prendre, classer et enseigner. Ah ! certes, Molière eût beaucoup ri de ces billevesées. Les hommes sensés de la Grèce se contentent d’en gémir, car pendant ce temps on néglige d’instruire le peuple.

Il est du reste plaisant de voir quelles odes saphiques, quels poëmes ampoulés, vides de sens et d’inspiration, font ces savants si préoccupés de la forme. Il est curieux de comparer leurs œuvres à cette merveilleuse poésie populaire que nous ont fait connaître Fauriel et Marcellus. « Nous n’écrivons pas pour les cabarets, » nous disait M. Soutzos. C’est un tort. Le séjour en est charmant de ces cabarets, et quand mousse le café et que chante le narghiléh, c’est plaisir d’entendre dire une de ces hymnes aux couleurs vivantes et heurtées. Ils ont le vrai sens poétique, ces cabarets, celui qui se puise dans l’intime amour de la nature, et il n’est besoin ni de fouiller ses souvenirs ni d’ouvrir le dictionnaire pour savoir qui ils ont voulu imiter et ce qu’ils veulent dire. Leur moindre petite chanson vaut mieux que tout le pathos de cette érudition abîmée dans les dissertations philologiques et oublieuse des besoins les plus pressants de son époque.

Voici un de ces chants recueilli « dans un cabaret » entre le récit dramatique du marin et l’épopée sanglante du héros de l’indépendance.

Rigi pleure, Rigi pleure ainsi que la tourterelle ;
Rigi se lamente comme la perdrix.
Yachos lui dit : « Fille blanche comme la neige,
Douce comme la pastèque, dis-moi ta peine.


— Je cherche, Yachos, et je ne trouve pas
La plante qui rend immortel. »
Yachos va à la montagne et il revient.
« Rigi, je te baise les yeux, voici la plante. »


Rigi porte la plante à ses lèvres ;
Mais Rigi pleure ainsi que la tourterelle ;
Rigi se lamente comme la perdrix.
« Ce n’est pas la plante qui rend immortel,
Yachos ! c’est la plante d’amour que tu m’as donnée.


— Pourquoi pleurer, Rigi ? La plante d’amour
N’est-elle pas celle qui rend immortel ? »
Rigi sèche ses larmes, et ils vont ensemble à l’église.

Dans tous ces chants, chants d’amour et de danse, chants nuptiaux, légendes, chants de la montagne et de la plaine, chants du klephte ou du laboureur, on sent tous les battements de cœur du peuple, sa mélancolique sérénité pendant la servitude, son ardeur au combat, sa joie après la victoire. Je viens de citer une de ces chansons gracieuses écloses au printemps ; je ne donnerai de plus aucun des chants héroïques que tout le monde connaît, mais une élégie que j’ai entendue dans un café de Bournabat (Asie Mineure) et que j’ai retrouvée depuis, avec quelques variantes, dans l’excellent livre de mon ami Mraino Vretos : Les contes et poëmes de la Grèce moderne.

« Toutes les fois qu’il passait devant sa fenêtre, il s’arrêtait. Elle voulait se retirer, mais elle ne pouvait. Son regard la rivait à la croisée ; et lorsque son cheval avait disparu, lorsque la poussière qu’il avait soulevée était tombée, lorsque la nuit avait recouvert la terre, elle le voyait encore.

Un jour il lui demanda : « M’aimes-tu ? — Je ne sais si je t’aime ; mais quand je baisse les yeux, je te vois, quand je les lève je te vois, quand je les ferme je te vois encore. »

Un autre jour il lui dit : « Donne-moi un baiser. Quel est le champ ensemencé qui ne donne pas de récolte ? Quelle est la fille dans le cœur de laquelle on a semé de l’amour, dont les lèvres ne rendent pas un baiser ? »

Mais ses frères la virent, et quand il fut parti, ils la tuèrent.

Le lendemain il revint joyeux, il avait revêtu son talaganis le plus fin, il avait ses plus belles armes et aussi le kandjar à la lame d’or pris aux Turcs.

En approchant de la maison, il entendit un chant de mort et son cheval hérissa sa crinière :

« Pour qui est cette croix ? Pour qui ce chant de mort ?

— Pour celle qui t’aimait et que ton amour a tuée. »

Il porta la main à son kandjar et se l’enfonça dans la poitrine.

Dans la même fosse on mit les deux cadavres ; sur cette fosse poussèrent un chaume et un cyprès ; le chaume se pencha, le cyprès se pencha ; aujourd’hui les branches du cyprès couvrent le chaume. »