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meilleur revolver connu. J’avoue que c’est moins pittoresque, et qu’il vaudrait mieux se représenter ici en Californien des premiers jours, avec tout un musée d’artillerie autour de la ceinture ; mais je dois la vérité au Tour du Monde, et je prie mes lecteurs de ne point oublier que c’est la Californie de 1859, et non celle de 1849 que je viens leur dépeindre : or, dix ans c’est un siècle pour les énergiques Américains.

San Francisco est aujourd’hui une ville de quatre-vingt mille âmes, bien bâtie, bien tracée, éclairée au gaz, et sillonnée de belles rues dont quelques-unes sont grandioses, comme la rue Montgomery, qui rappelle celle de la Paix à Paris. C’est dans Montgomery-street qu’a eu lieu le grand meeting en faveur de l’Union, que représente notre première gravure (p. 1).

Quelques squares, semés de gazon et plantés d’arbres, interrompent la monotonie du tracé géométrique de la ville. Le quartier chinois offre une apparence toute particulière. On s’y dirait transporté dans un faubourg de Canton ou de Pékin. L’illusion est complète : les types et les costumes qu’aperçoit le passant, les cris étranges qu’il entend autour de lui, les enseignes écrites en chinois, les marchandises étalées en vente, les appareils particuliers qui pendent au devant de quelques portes, comme les trois boules dorées des monts-de-piété chinois, ou les lanternes de couleurs transparentes qu’on allume le soir, enfin la forme et les décorations des magasins, tout rappelle le Céleste Empire. Ce trait particulier des Chinois à conserver leurs coutumes nationales les a surtout fait prendre en haine par les Américains, qui les poursuivent d’un souverain mépris. Les Chinois ont d’ailleurs le teint jaune, et comme tels, ils sont honnis par les yankees, qui n’admettent pas les races de couleur au même degré d’égalité que la race blanche.

Après le quartier chinois, un des spectacles qui me frappèrent le plus à San Francisco, fut la vue de son port. Les quais ont un développement de plusieurs kilomètres. Bâtis de ce beau sapin rouge de Californie, sur lequel on nivelle des dalles en planches formant un immense parquet, ils s’avancent jusque dans la mer, de manière à permettre aux navires du plus fort tonnage d’aborder directement. Les clippers eux-mêmes de New-York et de Boston, jaugeant plus de deux mille tonneaux, débarquent leurs marchandises à quai. Ces clippers, à la coupe élégante et élancée, viennent souvent en trois mois des ports des États-Unis sur l’Atlantique, alors que nos navires mettent encore cinq à six mois pour arriver à San Francisco. On sait du reste que la distance, par le cap Horn, n’est pas moindre de six mille lieues.

À côté des clippers apparaissent dans le port de San Francisco les énormes vapeurs du Pacifique, véritables villes flottantes ; puis d’autres vapeurs, de formes moins grandioses, faisant les voyages de la côte de Californie et de l’Orégon ; enfin les steamers de la baie et des fleuves et rivières de l’intérieur. Parmi les navires marchands, on peut dire que tous les pavillons et tous les bateaux du monde se montrent également, même les baleiniers le la mer d’Okhotsch, qui commencent à ne plus redouter autant ces parages, comme aux jours où la fièvre de l’or faisait tourner la tête à leurs matelots déserteurs.

Le commerce de San Francisco étend ses relations par tout l’univers habité. Au nord, c’est l’Orégon, la Colombie britannique et l’Amérique russe, qui font un échange de produits divers avec la reine du Pacifique ; au sud, et dans toute l’Amérique méridionale jusqu’au cap Horn, c’est le Mexique, le Centre-Amérique, la Nouvelle-Grenade, l’Équateur, le Pérou, le Chili, et sur l’Atlantique, le Brésil, qui envoient à la Californie leurs productions coloniales, surtout le café et le sucre, contre du blé, des farines, de l’orge, de l’avoine, du mercure et des bois de construction que la Californie leur envoie à son tour. Avec les États-Unis, le mouvement est incessant, comme il convient entre États qui sont frères, et c’est surtout à New-York qu’est transporté presque tout l’or californien ; enfin de l’Europe, l’Angleterre expédie son charbon ; la France, ses vins, ses eaux-de-vie et ses articles dits de Paris ; l’Allemagne, ses draps ; l’Italie, ses fruits et autres productions spéciales. La Californie, en retour des marchandises qu’elle reçoit, donne les siennes, et le blé, les cuirs, les peaux, les lingots d’or prennent souvent la voie de l’Europe. Mais là ne se bornent pas les relations des négociants san franciscains. Avec les îles de l’Océanie, surtout les Sandwich et Taïti, s’effectue un échange de productions locales ; avec le Japon, la Chine, l’Australie, les Philippines et les Grandes-Indes, les communications sont presque journalières, et le commerce avec ces contrées résume pour la Californie tout le trafic avec les pays déjà cités, sans compter les produits particuliers dont le Japon et la Chine ont seuls tout le monopole.

Si San Francisco n’était qu’une ville commerciale, tout ce mouvement devrait nous étonner encore ; car, il y a dix ans à peine, sous le modeste nom d’Yerba-buena, San Francisco gisait perdue et ignorée dans un pli de la baie qui lui a donné son nom actuel. La découverte de l’or et la conquête du pays par les Américains, deux événements qui eurent lieu presque à la même heure, transformèrent le petit bourg comme d’un coup de baguette, et San Francisco, inconnue jusqu’alors, jeta son nom aux quatre coins du globe. Aujourd’hui c’est non-seulement une ville commerciale de premier ordre, mais encore une cité industrielle importante, qui renferme de grands ateliers mécaniques, des usines, des fabriques et des manufactures de toutes sortes. C’est aussi une ville intellectuelle qui n’a pas moins de trente-cinq journaux, écrits dans toutes les langues du monde et traitant les matières les plus diverses : le commerce, l’industrie, les belles-lettres, les sciences, les beaux-arts, chacun suivant son titre et le sujet auquel il se limite. San Francisco renferme aussi plus de quarante églises ou chapelles, de toutes les sectes connues, même celles de Bouddha et de Confucius ; enfin une trentaine d’écoles publiques, sans compter les établissements particuliers, sont ouvertes à la jeunesse studieuse. En même temps, et comme pour couronner un progrès si louable, une foule de sociétés religieuses, savantes, littéraires ou philanthropiques éten-