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Le lendemain, nous entrions dans le port du Pirée à neuf heures du soir. Si près d’Athènes, il eût été pénible de passer la nuit dans ce village. Un Anglais partagea d’autant mieux cette pensée qu’un sien ami avait écrit au dos de son Murray : « Se défier des hôtels du Pirée. » Nous avisâmes donc dans la foule des embarcations collées aux flancs du navire un jeune homme dont la mine éveillée et le jargon mêlé de français et d’italien nous semblèrent de bon augure pour nous tirer d’embarras. En un clin d’œil il nous eut débarqués, nous et nos bagages, et installés dans une voiture, large landau décrépit, attelé de deux bêtes microscopiques.

Malgré la disproportion de la voiture et de l’attelage, la lourde machine partit à grande vitesse sur une route pavée de moellons, en soulevant un nuage épais de poussière. De bond en bond, nous arrivâmes jusqu’à un groupe de baraques faiblement éclairées. Alexandre (c’était le nom de notre cicerone) ouvrit la portière et remit un peu de symétrie dans le chargement bouleversé. Malles, sacs, jambes et bras étaient si bien mêlés que l’alliance des deux nations n’avait jamais été certes plus complète. Il nous servit un verre de raki avec un loukoum (pâte faite de miel et d’amandes), puis regrimpa à côté du cocher, et la course furibonde recommença. Je sentis bientôt au bruit moins sourd des roues que nous avions quitté la campagne ; la voiture en effet s’arrêta, et nous vîmes apparaître, entre deux colonnes d’ordre corinthien, un individu semblable, quant au visage et l’ampleur, à un chat de l’espèce angora. C’était le seigneur Ianni Adamopoulos, propriétaire de l’hôtel d’Orient.

« M. Dunoyer[1] ? demandai-je.

— M. Dunoyer est au théâtre.

— À quel théâtre ?

— Au théâtre, il n’y en a qu’un. »

Courir au théâtre, enfiler un long couloir sombre, enjamber un étage, ouvrir cinq ou six loges avant de trouver la bonne, et tomber enfin dans les bras de mon ami, fut l’affaire d’un instant. On jouait Buondelmonte du Maestro Paccini. Nous partîmes au moment où allait commencer la lutte des Guelfes et des Gibelins, et passâmes la nuit à nous questionner, lui sur Paris qu’il avait quitté depuis six mois, moi sur Athènes où je venais passer l’hiver.


Athènes. — Aspect de la ville moderne. — Le palais du roi. — L’université. — Les monuments d’utilité publique. — Le pays.

Ce sont les Bavarois qui ont choisi l’emplacement de la moderne Athènes ; on ne saurait les en féliciter ; au lieu d’abriter la ville derrière l’Acropole du côté de la mer ils l’ont exposée au souffle rigoureux des vents du nord ; au lieu d’imiter le respect d’Adrien pour la ville de Thésée, ils ont assis leurs lourdes constructions sur les ruines antiques.

Il n’est pas une palme de terre dans cette plaine de l’Attique qui n’ait sa signification. Que l’art soit venu d’Égypte on d’Assyrie, c’est là que cette sublime expression de l’intelligence, qui fait l’homme presque l’égal de Dieu, a atteint son apogée, c’est là qu’est réellement son temple ; il fallait le respecter. Je ne suis pas de ceux qui crient au meurtre chaque fois que l’activité humaine, lancée dans un nouvel ordre d’idées, renverse la création de la veille ; mais dans un pays où tout était à créer, je le demande, qui forçait à placer sur ces ruines mêmes la nouvelle capitale ?

Les Allemands se sont crus Athéniens parce qu’ils fondaient le sol d’Athènes, et pour donner une preuve de leur atticisme ils ont fait de suite, non loin de l’Acropole, un gros palais en marbre pentélique, indiquant exactement la distance qui sépare un artiste grec d’un architecte de Munich.

On peut aisément se figurer le plan de leur ville par un gâteau de l’Épiphanie, coupé en quatre portions à peu près égales. Les deux incisions sont les rues d’Hermès et d’Éole ; la fève du gâteau est ce palais dont je viens de parler, fève qui n’a pas coûté moins de huit millions de francs à la nation. Hormis ces deux rues principales, le reste s’en va à l’aventure cahin-caha, au grand désespoir de ceux qui tiennent la disposition rectangulaire pour le nec plus ultra de la perfection urbaine, à la grande joie de ceux qui espèrent voir un jour la ville ensevelie surgir de colère et mettre à bas ces baraques vermoulues. Depuis quelques années le bon sens national (il faut l’en louer) éloigne les maisons de l’Acropole et construit, du côté du Lycabette, un nouveau quartier appelé Néapolis, qui, sur l’autre, a l’avantage d’être mieux percé, et de compter parmi ses monuments une œuvre remarquable, l’Université, essai heureux d’architecture polychromique, tenté par M. Hansen, architecte danois. J’engage les savants qui n’ont pu découvrir sur le Parthénon les traces visibles de bleu turquin, à voir ce monument. Ils ne se convertiront pas sans doute à la polychromie (les savants se convertissent peu), mais ils traiteront peut-être moins légèrement leurs adversaires.

Des autres édifices il y a peu de chose à dire. L’Hospice pour les aveugles, l’École des orphelins, le Séminaire, l’Amalion sont plutôt des œuvres de charité que des œuvres d’art ; aussi faut-il nommer et honorer moins leurs architectes que leurs fondateurs : MM. Arsaki, Bernardaki, Sina, etc…

Du reste, parcourez la ville, vous ne trouverez pas un monument qui ne soit un témoignage de l’affection des Hellènes pour leur patrie ; en revanche, vous n’en verrez aucun qui soit un gage de la sollicitude administrative. Le patriotisme des Grecs est immense et n’a d’égal que l’inertie de ceux qui ont cependant accepté la mission de les conduire dans la voie de la civilisation.

On a en réserve des sommes considérables pour la fondation d’une académie qui est à peine commencée, et d’un musée qui ne l’est pas. Pendant mon séjour on a posé la première pierre de l’école navale

  1. M. Anatole Dunoyer, fils de M. Dunoyer de l’Institut, avait fondé à Athènes un cours de littérature française et un cours d’histoire.