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d’aller dîner. Je mis, tant bien que mal, un peu d’ordre dans ma toilette ; et pour me reposer des secousses et des fatigues d’une aussi chaude journée, je m’appuyai un instant sur mon balcon.

Le spectacle était saisissant. Une plaine verdoyante s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon. Au loin apparaissaient des fermes dressant çà et là la façade blanche de leurs maisons ; plus près, des cottages élégants, qui formaient comme le faubourg de la ville. Le soleil était sur son déclin, son globe de feu disparaissait lentement derrière ces trois pitons isolés qui se dressent comme trois géants au milieu de la plaine de Marysville, et qu’on nomme les Buttes.

Marysville est la ville la plus jolie et la plus coquette que j’aie vue en Californie. Située au confluent des rivières Feather et Yuba, elle y déroule gracieusement ses larges rues et ses édifices somptueux. Une partie des maisons est bâtie en briques, et ne le cède en rien pour l’élégance, le luxe et le confort, aux maisons de San Francisco et de Sacramento. Marysville doit à sa situation exceptionnelle d’être un lieu de grand entrepôt et d’important commerce, et dessert, comme Sacramento, la plupart des mines du nord. Elle renferme au moins quinze mille habitants, et ses environs sont assurément le jardin de la Californie.

Extraction du minerai par un puits. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

> Le soir de mon arrivée, comme je me promenais dans les rues de la ville, je fus témoin d’une lutte au pugilat. Deux Américains s’étaient pris de querelle, et boxaient de leur mieux. Chaque adversaire visait à pocher l’œil de son voisin, ou à lui démonter la mâchoire. Un cercle nombreux, entourant les combattants, les excitait du geste et de la voix. Nul ne cherchait à les séparer, pas même un policeman, spectateur comme les autres, et qui semblait juger des coups. Malheur à celui des assistants qui, mû par un trop vif sentiment d’humanité, eût cherché à s’interposer ! Les deux adversaires échangeaient à l’envi de vigoureux coups de poing, au bruit desquels se mêlaient des sons entrecoupés qui n’arrivaient que difficilement à mon oreille. Enfin un des champions tomba, baigné dans son sang. Le policeman aida à le transporter chez lui, et le rôle de l’impassible agent de la force publique ne parut commencer qu’à ce moment.


VI

RETOUR À SAN FRANCISCO. — LES VILLES DU LITTORAL.

La rivière Feather. — Le capitaine Sutter — Encore San Francisco. — Le théâtre français. — Les negroes. — Drames chinois. — Le cirque. — Victoria et Albert. — Le Music Hall. — Cafés chantants et dansants. — Réception du général Scott à San Francisco. — Les villes littorales du sud : Monterey, Santa Barbara, San Pedro et Los Angeles, San Diego. — Le littoral du nord. — Avenir de la Californie.

Je quittai Marysville le matin avec l’aube, sur le steamer de Sacramento. Les eaux de Feather-River ou de la Plume, comme l’ont nommée les Français, étaient basses, car depuis six mois il n’était pas tombé une seule goutte de pluie. En outre, tous les mineurs de la Yuba déversaient le produit de leurs lavages dans la rivière Feather, et elle charriait, avec une eau jaunâtre, un limon boueux qui exhaussait sans cesse le fond.

Tous ces inconvénients rendaient la navigation difficile. Notre bateau, presque plat, ne jaugeait qu’un très-faible tirant d’eau. Assis à l’avant, et monté sur une cahute élevée, d’où il dominait la rivière, le timonier était à la barre, mesurant de l’œil le sillon à tracer. Souvent un banc de sable se montrait au-dessus de l’eau, dont par moments aussi la surface ridée annonçait un écueil à peine caché. La ligne à suivre était mathématique, une déviation de quelques pieds à droite ou à gauche nous eût immédiatement ensablés. Nous suivions le fil de l’eau avec un soin dont on n’a pas d’idée, et le capitaine comme le timonier rivalisaient de sollicitude. Et cependant il est de mode en France de citer l’aventureuse folie des matelots américains, le peu de soins qu’on prend dans la navigation à vapeur aux États-Unis, et l’imprudence dont les mécaniciens font preuve sur les chemins de fer. Tout cela parce que deux capitaines ivres auront voulu lutter de vitesse sur le Mississipi, ou qu’une chaudière aura fait explosion, ou qu’un wagon aura déraillé, comme si de pareils faits n’avaient pas lieu aussi chez nous, et ne devaient pas se reproduire plus souvent chez les Américains qui ont, à eux seuls, autant de bateaux à vapeur, de machines, de chemins de fer que toute l’Europe réunie, et dont les journaux, que rien ne limite dans leur liberté de tout dire, publient immédiatement le moindre accident.