Page:Le Tour du monde - 05.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui, par le moyen d’un tube comme celui des lances à incendie, on démolit des montagnes entières. Les terres, les graviers, les rocs eux-mêmes s’éboulent avec fracas, et les laveurs doivent agir avec prudence s’ils ne veulent être engloutis sous les décombres. Les terres, ainsi désagrégées, sont jetées dans un canal de même forme que les sluices, mais de dimensions beaucoup plus grandes et qu’on nomme un flume. On parvient de la sorte à traiter avantageusement les terres les plus pauvres, où l’or même ne trahit point sa présence. Le lavage à grande eau dans le flume, et le mercure que l’on dispose sur le fond d’un des godets, séparent l’or et le retiennent mieux que ne sauraient le faire les mécanismes les plus compliqués (voy. p. 37).

Nevada doit à ses nombreux placers son importance et ses progrès. C’est une ville de 5 à 6000 habitants, aussi bien bâtie que Grass-Valley, et où l’on rencontre de beaux hôtels, de vastes magasins, des églises d’une élégante architecture.

Un dimanche matin des premiers jours d’octobre, je quittai Grass-Valley pour me rendre à Marysville. Le dimanche est un jour férié en Californie. On ne voyage pas ce jour-là. Les stages, les steamers chôment invariablement ; mais il paraît que l’interdiction ne s’étend jusqu’à Grass-Valley. Le wagon qui devait me porter jusqu’à Marysville, sauf à se transformer en stage quand la route serait devenue moins accidentée, ne fit aucune difficulté de me recevoir, et nous partîmes au grand galop des chevaux. Les cahots que j’eus à supporter, les secousses terribles qui vinrent ébranler mes côtes dépassèrent tout ce que j’avais en à subir jusque-là dans ce genre de supplice. Était-ce la Providence courroucée qui voulait me punir ainsi d’oser voyager un dimanche ? Je l’ignore ; mais je sais bien que je fus un instant sur le point d’abandonner ce véhicule maudit. « Y en a-t-il encore pour longtemps de cette route de démon ? » criai-je au postillon par la portière. Assis imperturbablement sur son siége, et conduisant ses deux bicéphales d’une main ferme et assurée, il me regarda d’un œil d’étonnement : « Bye and bye,  » me répondit-il, « peu à peu tout ira mieux. » Le bye and bye se faisant attendre trop longtemps à mon gré, je vis l’instant où j’allais quitter la partie. Je voulais remettre mes bagages à un charretier de la route, louer une mule ou un cheval, et m’en aller ainsi à Marysville. Je tins bon par entêtement. Il faillit m’en arriver mal, car non-seulement j’étais en proie à un malaise pénible, mais encore nous manquâmes verser. La déclivité de la route devint si prononcée en un endroit, que tout le wagon pencha d’un côté : « Never mind ! » dirent trois Yankees mes voisins, « qu’à cela ne tienne ! » Ils sortirent de la voiture, s’attachèrent à ses flancs, et pesant tous d’un même côté, rétablirent l’équilibre. Des faits de ce genre sont assez fréquents sur les routes de Californie. L’usage du self-government habitue le citoyen à ne compter que sur lui-même, et jamais il ne se trouve embarrassé.

Lavage au « flume ». — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Vers midi, nous arrivâmes à une station où était préparé le dîner. Devant la porte attendait un vrai stage, une diligence suspendue. Quatre chevaux attelés piaffaient d’impatience et ne demandaient qu’à marcher, Je respirai plus librement ; je compris que mon supplice était fini.

Je montai prestement en voiture après le dîner, et nous partîmes au galop. Le pays présentait un coup d’œil des plus pittoresques. Nous traversâmes la Yuba dont les placers étaient, comme aux premiers temps, toujours très-activement exploités. À chaque instant, nous passions sous des lignes de canaux, qui apportaient l’eau aux travailleurs, souvent de très-loin.

En un endroit deux lignes rivales suivaient la même direction, sans autre différence que celle du niveau. Les travaux les plus gigantesques : des ponts suspendus surprenants de hardiesse, des aqueducs d’une immense portée et soutenus en l’air comme par enchantement, se présentaient à nous presque à chaque pas. Tous ces canaux avaient leur prise sur des cours d’eau de la contrée ; quelques-uns allaient chercher l’eau à plus de vingt et trente lieues. Ces travaux hydrauliques sont les plus surprenants de la Californie, et l’on compte jusquà trois mille lieues de développement de canaux dans tout l’État. Nulle part, mieux que dans le comté de Yuba que je traversais, ces constructions n’apparaissent dans tout leur grandiose. Les bras et l’argent des mineurs ont tout fait, et si beaucoup d’entre eux ont, dans le principe surtout, réalisé de grandes fortunes, ils les ont certainement bien méritées.

Je ferai grâce au lecteur des autres détails de mon voyage, et je le conduirai tout d’un trait à Marysville, où nous arrivâmes vers six heures du soir.

La diligence me descendit devant l’hôtel Western-house, où je m’empressai de demander une chambre avant