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1840 ont écrit Tubirih, et M. Debono, dans son journal de 1856, Tchouper (avec l’orthographe italienne Ciuper). M. D. Barthelemy m’avait dit et Khartoum que cela signifiait canal dans la langue bary ; mais il m’a bien semblé que mon informateur me le donnait comme le nom propre du fleuve.

À quinze minutes de la mission, le petit plateau qui domine le fleuve d’une hauteur d’une vingtaine de pieds s’abaisse presque à pic, et fait place à une plaine marécageuse qui doit être inondée aux hautes eaux. Une sorte de marigot peu profond vient là aboutir au fleuve, et son embouchure forme une crique, un petit port en miniature où la dahabié de Peney était ancrée. Je m’arrêtai au bord du plateau, et avisant un nègre qui flânait, je me fis nommer par lui tous les sommets qui formaient une sorte de ceinture brisée autour de l’horizon, depuis la chaîne boisée de Belegnân, à ma gauche, jusqu’aux dentelures du Konobi, sur la droite. Au milieu de cet arc de douze à quinze lieues de développement, un point isolé attirait obstinément mon regard : c’était un cône abrupt que le nègre m’avait nommé Logwek. Je savais que les indigènes donnaient ce nom à la montagne que les Arabes appelaient Redjef (la tremblante), et sur laquelle les contours du fleuve avaient brodé tant d’histoires fantastiques. Ce qui ajoutait à ce prestige, c’est que généralement les expéditions les plus hardies n’avaient pas dépassé ce point, arrêtées court par des rapides et plus encore par l’attitude hostile et la réputation guerrière des Makedo, tribu riveraine de ces cataractes. Le Redjef était donc le bout du monde ; et, de plus, quelques savants prenant les hâbleries arabes au pied de la lettre, avaient écrit que le Redjef devait être un volcan ou du moins l’avoir été. Mon vekil Mohammed fut celui qui me parla des merveilles du Redjef avec le plus de sincérité. « On assure, dit-il, que c’est une montagne qui tremble quand un musulman met le pied dessus. Pourtant j’y ai monté une fois par curiosité, et je n’ai senti aucun tremblement. » Sur quoi j’observai, sans vouloir humilier ce brave homme : « Il y a longtemps que les musulmans ne font plus rien trembler du tout. »

Les dix ou douze massifs qui cernent au sud l’horizon de Gondokoro m’ont semblé isolés les uns des autres, et ils ont semblé tels à Werne, si j’en juge par sa carte. Cependant, je n’oserais rien affirmer, car si d’une part le Soudan m’a accoutumé, en fait de reliefs orographiques, à des dislocations dont aucune autre partie du globe ne peut offrir d’exemple, j’ai su par expérience que rien n’est trompeur comme la ligne d’horizon de ses steppes et de ses déserts, et qu’une sierra interrompue n’offre souvent, à huit heures de distance, que des sommets dont rien n’accuse la continuité. Cette réserve faite, je dirai que dans tout cet ensemble deux groupes seulement m’ont paru hors de discussion : le Korek, au couchant, et le Lokaïa-Belegnân, à l’est du fleuve.

J’ai dit que je fis ce jour-là une autre excursion : ce fut celle d’Ulibo, village assez important par la circonstance qu’il se trouve porté sur presque toutes les cartes, et peut servir à les coordonner). Il est vrai que les orthographes diffèrent : Ulibo, Libo, Ulibari. Il est bâti sur une faible élévation dominant à pic le fleuve à l’ouest, s’abaissant au nord vers un bras du Nil, qui coule rapidement en rongeant quelques îles basses et verdoyantes, et finissant en pente douce du côté d’un assez joli lac et d’une plaine aujourd’hui inculte, mais qui ne l’était pas, m’a-t-on dit, avant l’arrivée des négriers. Je demandai à voir la tombe d’Angelo Vinco, ce courageux missionnaire italien qui avait été le premier pionnier des missions chrétiennes au Nil Blanc, et qui, éloigné de Gondokoro par des contrariétés sur lesquelles je ne dois pas insister ici, était venu mourir à sa résidence favorite d’Ulibo, parmi les noirs dont il était adoré. La chanson d’Angelo est encore aujourd’hui la ronde favorite des danseurs du fleuve Blanc. J’ai vu à Khartoum des enfants barys de six ou sept ans marquer la mesure du pied en entendant fredonner cette vive et alerte mélodie, l’une des nombreuses preuves de la supériorité musicale des noirs sur les Arabes :

Adjilo ! Adjilo !
Iti Belegnân

Voici la traduction des premières strophes :

Angelo ! Angelo ! — Va-t’en à Belegnân (Belenia).
Il n’y a ici que maladies. — Non, non, je suis bien ici !
Va-t’en à Belegnân. — Là il n’y a pas de moustiques.
Non, non, je suis bien ici ! — Vive, vive Angelo !

Je demandai donc à voir la tombe de cet homme de cœur. Les nègres me menèrent hors du village, sur un petit terrain couvert d’une plantureuse végétation de chardons ; ils en firent le tour, examinèrent divers endroits avec un visible embarras, et finirent par me dire : « Il est enterré là quelque part, mais nous ne savons pas au juste où. » Je sortis de là le cœur oppressé. C’était pourtant pour l’amélioration matérielle et morale de ces gens-là que le jeune apôtre était venu de Venise mourir dans les steppes du fleuve Blanc ! La plaine que je traversai à mon retour était loin, par les souvenirs qu’elle me rappelait, de dissiper cette impression. C’est là que six ans auparavant le malheureux Vaudey avait péri avec tout son monde dans une lutte meurtrière occasionnée par le plus déplorable malentendu, et où le hasard seul fut le coupable. La famine effroyable qui a décimé depuis cette époque les tribus des Barys leur a semblé un châtiment céleste de la mort du grand chef blanc ; et cette famine a dépassé tout ce qu’on peut imaginer. Les mères mourantes, ne pouvant plus nourrir leurs enfants, venaient les jeter dans le Nil pour leur épargner les tortures de la faim. M. Jules Poncet rencontra une de ces femmes qui allait noyer son enfant âgé de cinq ans, et emmena le négrillon en faisant à la mère l’aumône d’une écuelle de maïs. L’enfant élevé à Khartoum chez M. Peney, où je le vis, devait être ramené l’année suivante à sa famille, dont il me semblait du reste ne plus guère s’inquiéter.

Je revins à mon quartier que je trouvai un peu en émoi. Un nègre était venu essayer ses flèches sur la senti-