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pour s’approvisionner des choses nécessaires, surtout dans de semblables pays où l’on ne connaît d’autres moyens de transport que les noirs à chacun desquels on peut imposer une charge de 50 ou 60 livres de couleries (verroteries) ou d’autres choses, dans des paniers cousus, il convient, à chaque village, d’acheter du grain, du bois, de l’eau et quelquefois de la viande, en échange de verroteries, et attendu que ces transactions font perdre beaucoup de temps, on est forcé de s’arrêter avant la nuit, les noirs ne sortant jamais de leurs cases après le crépuscule.

Le fleuve des Gazelles. — Dessin de Karl Girardet d’après M. Bolognesi.

Le 30, une heure avant le lever du soleil, nous partîmes, et par une route bien meilleure que celles des premiers jours, tantôt traversant de magnifiques forêts, tantôt passant de très-grandes bourgades ombragées de tamarins, de gimeseh et d’autres arbres colossaux, bourgades qui par leur disposition et la belle forme conique de leurs tukuls (cases de paille) ont un aspect réellement panoramique, nous arrivâmes à onze heures du matin à un grand et beau village des Awan. M’étant porté en avant pour choisir une place convenable, j’eus le bonheur de trouver un immense figuier sauvage (gimeseh dans l’intérieur duquel croissait un duleb (espèce de palmier), une des rares merveilles de ce genre trouvées par moi dans les divers voyages que j’ai faits en ces régions. J’avouerai pourtant avoir vu quelques autres plantes semblables, mais de dimensions bien moins importantes. — Une fois notre campement installé, j’envoyai le drogman vers les indigènes les plus rapprochés de nous, pour les engager à nous fournir, moyennant échange, comme à l’ordinaire, les choses dont nous avions besoin. Mais ils s’y refusèrent et ajoutèrent même que nous eussions à nous éloigner si nous ne voulions pas qu’ils vinssent nous y forcer. Le petit nombre de gens armés dont je pouvais disposer me conseillait d’éviter autant que possible toute contestation ; mais songeant, malgré les difficultés de la position, que dans ces pays neufs la trop grande prudence, que l’on prend pour la crainte, a encore plus d’inconvénients que l’audace, je fis former un groupe des marchandises et des noirs et, les confiant à la garde de cinq de mes soldats, je m’avançai avec les autres vers le village et je fis intimer par mon drogman l’ordre aux habitants d’avoir à me fournir ce que je leur demandais, moyennant payement, et les menaçant en cas de refus de brûler leurs habitations. Par bonheur leur chef, soit qu’il craignît les effets de cette menace, soit qu’il n’eût pas été d’abord consulté, répondit qu’ils n’avaient nullement refusé notre demande, et que si nous voulions retourner à notre camp, on nous y porterait ce dont nous avions besoin. Ils le firent en effet ; et, bien mieux, quand je leur eus acheté un beau bœuf, au prix de dix œufs de pigeon (verroterie de la valeur de 2 fr. 50), ils s’empressèrent de venir avec leurs femmes préparer le dîner de mes gens. Ils nous offrirent de l’asida, espèce de polenta faite de farine de dokn, grain excessivement fin, assez semblable et notre panico, mais beaucoup plus blanc et plus doux. Enfin, ils se trouvèrent bientôt si bien traités par nous que non-seulement les hommes venaient sans armes nous porter des fèves, des haricots, du lait, des poulets et des œufs, mais que les femmes et les enfants ne craignaient pas de rester parmi nous, nous observant avec stupéfaction. Ce qui les étonnait surtout c’était de nous voir abattre, au vol, les oiseaux qui sautillaient par bandes d’arbre en arbre, et ils ne comprenaient pas comment d’un bâton (c’est ainsi qu’ils appelaient les fusils) pouvait sortir du feu, de manière et abattre une dizaine de bestioles à chaque coup.

Comme la place était agréable et que nous étions fatigués des marches précédentes, je me décidai à y aller passer la nuit.

Je partis le lendemain, 31, de grand matin, et notre caravane fut pendant plus d’une heure escortée par un