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manquions pas d’espace ; nous avions des matelas et des couvertures : malheureusement tout cela était couvert de vermine, malgré les soins incessants du geôlier et de sa femme.

« … Je fus presque constamment malade pendant mon séjour à Saint-Joseph, si malade même qu’on jugea nécessaire de m’amener deux médecins, car on craignait, si je succombais, que ma mort ne fût regardée comme un assassinat et imputée aux gens du Missouri. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres, le geôlier Brocon et sa femme furent très-bons pour moi ; ils me procurèrent un lit de sangle et bien d’autres soulagements ; ils ont beaucoup contribué à mon rétablissement.

« … Le 24 avril, la porte de ma chambre s’ouvrit, et je vis entrer un mulâtre qui marcha droit à moi, et me dit en me tendant la main :

— Comment vous portez-vous, docteur Doy ? »

« Il y avait à la porte des gens armés de revolvers, et, soupçonnant quelque piége, je répondis à cet homme en le regardant en face :

« Étranger, je crois que vous vous trompez ?

— Oh ! non, reprit-il, je vous ai bien connu à Lawrence. »

« Persuadé que cette démarche était une ruse pour me mêler de quelque façon à une fuite d’esclave, je m’adressai aux gens qui se tenaient la porte et les sommai de venir me questionner eux-mêmes, comme il convenait à des hommes, s’ils avaient quelque chose à me demander, au lieu de se servir d’un malheureux esclave brisé, avili, contraint par eux de jouer un rôle.

« À cet appel, un individu nommé Hutchinson, grand, bouffi, roux, qui prétendait être le maître de ce malheureux mulâtre, se présenta. Il me reprocha d’avoir fait le plus grand mal à son esclave, d’avoir réveillé en lui le mécontentement, et de lui avoir enseigné le chemin du Kansas par mes tentatives en faveur de l’émancipation des nègres. Comme il me traitait, selon l’habitude de ses compatriotes, de damné voleur de nègres, une altercation assez vive s’ensuivit. Je lui demandai si ce n’était pas assez de m’avoir enlevé de chez moi, de m’avoir désarmé, volé, emprisonné en pays étranger, sans venir ainsi insulter dans sa prison un homme malade et sans défense. Ils me quittèrent enfin sans avoir atteint leur but, et enfermèrent le mulâtre dans la chambre du rez-de-chaussée.

« Mon attitude dans cette circonstance n’était qu’une feinte ; je connaissais en effet ce mulâtre. C’était Charles Fisher, homme libre, qui avait exercé à Lawrence la profession de barbier, et que les chasseurs d’esclaves avaient enlevé par trahison. Dès que tout bruit eut cessé, je fis passer à Fisher un billet au crayon pour lui demander l’explication de sa conduite. Il me répondit qu’il était fâché de ce qu’il avait fait, mais qu’il n’avait pu refuser d’obéir, Hutchinson lui ayant dicté son rôle. Il me donna en même temps quelques détails sur son enlèvement.

« … Enfin le 20 juin s’ouvrit la session de la cour d’assises du comté de Buchanan : le juge Norton présidait. Ma cause fut appelée le second jour. Mes défenseurs étaient les mêmes qu’auparavant. Le colonel Domphan, qui avait déjà parlé contre moi la première fois, était le seul avocat du ministère public, car je ne compte pas un accusateur volontaire dont il sera question plus loin.

« Le maire Wood, présent cette fois, ne put que répéter de vive voix sa déposition écrite relative à l’esclave Dick. Comme j’avais fait, quelque temps avant mon arrestation, un voyage à Holton, l’accusation chercha à prouver que, dans cette excursion, je m’étais proposé de jeter le mécontentement dans l’esprit des esclaves. Mes avocats me défendirent fort bien : du reste, ils n’avaient qu’à exposer la vérité. Mais le juge, en résumant son appréciation, trouva que le jury pouvait conclure à la culpabilité d’après les faits énoncés ; autrement, il se montra juste et impartial dans ses décisions et ses instructions.

« L’accusateur volontaire auquel j’ai fait allusion était l’honorable James Creugh, membre de l’assemblée fédérale, représentant pour le Missouri de l’ouest. Par un motif que j’ignore, peut-être pour se rendre populaire, il se montrait très-affairé dans mon procès, agissant comme intermédiaire entre l’avocat du gouvernement et le jury. Il allait sans cesse de l’un à l’autre, exposant sans nul doute à chacun les raisons qu’il jugeait propres à exercer quelque influence sur les décisions. Si sa physionomie n’eût pas dénoté sa malveillance, il eût été amusant de le voir, d’un air empressé, parler à un des jurés, passer à un autre, et, dans la chaleur de ses arguments, lever le doigt qu’il secouait à la hauteur de leur figure. Dans nul État du Nord on n’aurait toléré une pareille intervention.

« Peut-être les raisons émises par l’honorable membre du Congrès eurent-elles leur effet, car, après avoir délibéré un jour et une nuit, et avoir été pendant ce temps accessibles, à l’heure des repas, à tous ceux qui voulaient leur parler, les jurés me déclarèrent coupable, malgré la loi et l’évidence, et me condamnèrent à cinq années d’emprisonnement et de travaux forcés au pénitencier. Mes défenseurs signèrent une liste d’objections, et demandèrent à en appeler à la cour suprême, ce qui fut accepté. La sentence fut donc prononcée, mais l’exécution en fut ajournée jusqu’à ce que le résultat de notre appel fût connu.


VI

Délivrance.

« Le ministère public avait dressé contre moi douze autres actes d’accusation : un pour chacun des hommes de couleur trouvés avec moi lors de mon enlèvement. On voulait un verdict pour chacun : l’affaire de Dick n’était qu’un ballon d’essai, et l’on espérait en fin de compte me faire condamner à soixante-cinq ans de travaux forcés, c’est-à-dire à perpétuité.

« Heureusement mes amis, qui avaient appris ma condamnation, ne restaient pas inactifs. Le 23 juillet, en regardant dans la rue par la fenêtre de ma cellule, je vis