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De Folsom rayonnent tous les services pour les mines du Nord, comme de Stockton pour celles du Sud. Je montai dans la diligence de Grass-Valley. Il était huit heures du matin, et le voyage commença avec la fraîcheur du jour. Le stage avait la forme de celui qui m’avait voituré déjà sur la route de Stockton à Sonora. Je me transportais par la pensée à travers les montagnes Rocheuses jusque dans les États américains de l’Atlantique, et là, je voyais des diligences comme les nôtres, des chemins de fer comme celui que je venais de parcourir, le même genre de villes, les mêmes hommes, les mêmes mœurs. Je me pris à réfléchir que si cette unité, sur un pays qui est aussi grand que l’Europe, peut avoir quelque chose de désespérant pour le touriste, elle ne cesse pas d’avoir son côté curieux.

Comme j’étais plongé dans ces rêveries, nous franchîmes, sur un magnifique pont suspendu, la rivière américaine, et bientôt nous nous enfonçâmes dans des bois de chênes et de pins. La route était à peine tracée, à la façon californienne. C’était la diligence en passant qui prenait soin de niveler la voie. Du reste, le terrain n’appartenant encore à personne, pas même à l’État, puisqu’il ne faisait point acte de propriétaire, la voiture passait librement, au caprice de l’automédon qui la dirigeait, à droite ou à gauche, suivant les cas. Il s’ensuivait une route nationale (je ne puis dire impériale ou royale) d’une largeur à rendre jalouses nos routes de première classe.

Dans le lointain, les premiers contre-forts de la Sierra, couronnés de noirs sapins, élevaient dans le fond azuré du ciel leurs cimes de granit dentelées. Tout autour de nous, sur le plateau que nous traversions, les arbres étendaient leurs rameaux. Quelquefois, une branche indiscrète entrait dans la diligence, comme un curieux qui regarderait par la portière ce qui se passe dans l’intérieur. C’était, avec les cahots, une des plus grandes distractions de la route, car, aux États-Unis, on cause peu, et nous arrivâmes à Auburn, à midi, neuf dans la diligence, sans nous être adressé la parole.

Auburn, ville chinoise autant qu’américaine, espagnole et française, nous ouvrit son immense table d’hôte ; mais un déjeuner de Yankee est trop peu appétissant pour que j’en fasse une nouvelle description.

Auburn me parut renfermer au moins douze à quinze cents habitants. Dans les environs sont de riches placers aux noms significatifs, comme Goldhill, la montagne d’or, ou bien Ophir, dont les trésors dépassent sans doute ceux de l’Ophir des Phéniciens d’autrefois. En octobre 1859, Auburn fut entièrement dévoré par un incendie, et de pareils événements ne sont pas rares à la suite des fortes chaleurs de l’été. Mais les courageux Yankees rebâtissent leurs demeures sur les cendres fumantes, et dès le lendemain, au milieu du feu à peine éteint, les architectes viennent crayonner leurs devis, et les maçons planter leurs piquets. C’est là un spectacle auquel j’ai pu assister de mes yeux à Coulterville, qui brûla, comme Auburn, en octobre 1859. Je n’eus pas, dès lors, de peine à comprendre comment, aux premiers jours de la Californie, San Francisco, Sacramento, Stockton, Maryswill, Nevada et tant d’autres, s’étaient plusieurs fois relevées de leurs ruines, et avaient réapparu plus belles dès le lendemain des sinistres.

Nous remontâmes en diligence à Auburn, vers une heure de l’après-midi, et tout le long du jour, nous continuâmes notre course, accablés par la chaleur et couverts d’une épaisse poussière. Les routes de la Californie sont très-rapidement parcourues, ouvertes en tout sens, sillonnées de diligences, de charrettes, en un mot très-animées ; mais nul cantonnier ne les entretient ; l’empierrement, le macadam, et encore plus l’arrosage, y sont complétement inconnus. Qu’on se figure les montagnes de poussière que les routes présentent après six mois d’une sécheresse continuelle, quand aucune goutte d’eau n’a humecté le sol. En hiver, au contraire, des pluies torrentielles, et qui durent souvent plusieurs jours sans discontinuer, délayent la poussière des chemins, et les voitures entrent alors jusqu’à mi-roue dans une boue liquide. Mais il faut bien que tout ait son bon et son mauvais côté. Si l’on avait trop soigné les routes en Californie, on n’en aurait pas ouvert autant, et même pas du tout peut-être, si l’État s’en était mêlé. Enfin, on ne peut pas tout avoir à la fois : le plus beau climat du monde, une terre d’une fécondité miraculeuse, de l’or à pleins boisseaux, et des routes nivelées comme des rues. Les Américains, au reste, ne s’en plaignent pas, et comme ils sont chez eux, ils ont le droit de se traiter comme ils l’entendent.

Notre automédon, franc buveur autant qu’habille conducteur, s’arrêtait à la buvette de toutes les stations. Pour nous, les complaisants maîtres de poste avaient tous pris la précaution de faire disposer à côté de leurs comptoirs un évier où abondait l’eau. Un morceau de savon, une sorte de plat à barbe en fer-blanc, rappelant l’armet de Mambrin, enfin une serviette commune, tachée par les ablutions précédentes, suffisaient, et au delà, à mes compagnons yankees.

Dans une des buvettes ou nous descendîmes, le propriétaire de l’établissement, excellent homme, avait, dans le principe, l’habitude de faire crédit à ses nombreux buveurs. Tous, postillons, charretiers, mineurs de passage, avalaient leur verre d’eau-de-vie au comptoir, en disant : « Nous payerons en repassant. » Le chiffre des crédits avait fini par atteindre des sommes énormes, et le buvetier ne pouvait aisément poursuivre ses créanciers, disséminés de toutes parts. Que fit-il ? Il imagina un moyen qui lui réussit à souhait. Il fit afficher sur un poteau, et en lettres hautes d’un pied, le nom de tous les mauvais payeurs, et à côté la somme qu’ils devaient. En tête était cette admonestation courte et vigoureuse : « Soyez homme (Be a man), si vous voulez que votre nom soit effacé. » La buvette commandait la tête d’un pont jeté sur un ravin pour le passage de la route. Ce poteau se dressant de toute sa hauteur de plusieurs mètres à l’entrée du pont, attirait immédiatement la vue des passants. Le nom des buveurs non payants était ainsi noté d’infamie, et dans un pays où l’opinion pu-