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À leurs yeux, nous ne sommes que des hereges, hérétiques sans foi ni loi : notre présence n’est pour la république qu’un sujet de troubles, de discordes et de malheurs mérités : nous modifions leurs habitudes, nous rions de leurs cérémonies religieuses, nous bafouons leurs ministres ; c’en est assez, malgré la fausseté d’une accusation si absolue et si générale, pour attirer sur nous les poignards.

Le jour, les pulquerias ou débits de pulqué, liqueur tirée du muguet, espèce de boisson épaisse, blanchâtre et fort vineuse, ne cessent de verser au métis comme à l’Indien une ivresse abrutissante. Vous les voyez alors se traîner l’œil mort, la bouche bavante, murmurant des paroles incompréhensibles ; d’autres se précipitent sous l’impulsion d’une folie furieuse, et d’autres roulés dans la fange offrent au passant le plus déplorable des spectacles.

Cette population des faubourgs est en même temps le réservoir où vient puiser chaque parti pour s’en faire de vaillants soldats. C’est la chair à pâté de l’armée, et telle est la soumission ou l’abrutissement de ces malheureux, que deux recruteurs cernant une pulqueria, ou pénétrant dans une de ces cours populeuses, ramènent avec la plus grande facilité tout un troupeau de ces pauvres créatures. On les conduit au palais, et là, mettant entre les mains de chacun un sabre ébréché et quelque carabine impossible, le malheureux est fait soldat par la grâce du commandant de place et pour le plus grand malheur de la république. Chaque nouvel engagement de l’armée demandant des contingents nouveaux, la leva, la levée recommence.

La campagne ouverte, la femme suit l’homme et le nourrit en campagne ; aussi rien de plus original qu’une armée mexicaine : les femmes, les enfants, les chiens la font ressembler à une émigration ; c’est l’armée de Xerxès en guenille. Il est facile de comprendre qu’au premier tournant de la route, au premier bois qui peut déguiser sa fuite, le soldat improvisé reprend le chemin de son faubourg ou de son jacal ; il lui arrive ainsi d’un moment à l’autre de servir coup sur coup les deux partis contraires.

Quelquefois il vend son équipage, fusil, sabre et giberne, le tout pour une piastre ; le gouvernement le rachète pour dix ou quinze. C’est un commerce assez heureusement pratiqué, et dont le bénéfice pour la république est des plus clairs. Malgré la beauté de son climat, l’inaltérable sérénité de son ciel et l’état de fainéantise dans lequel il semble croupir avec délices, le lepero de Mexico considère la vie comme une terrible épreuve, puisqu’il se réjouit de la mort des siens. Il rappelle alors ces tribus des Thraces qui jetaient des cris de désespoir à la naissance de leurs enfants, et chantaient à leur mort des actions de grâce. À Mexico, la basse classe semble avoir hérité de cette barbarie.

Un enfant meurt, on le couche dans une bière ouverte, puis on l’ensevelit sous les fleurs ; sa pauvre petite figure livide est seule visible au milieu des héliotropes, des jasmins et des roses. Un parent, quelquefois le père lui-même, charge le cadavre sur sa tête ; puis il part suivi des siens qui causent gaiement et se promettent une belle journée. L’on arrive à quelque logis où la fête funèbre doit avoir lieu ; les libations commencent, les jeux s’organisent, la partie s’échauffe, les danses enivrent ; l’orgie est si douce, qu’on oublie parfois le petit mort sur une table, ou qu’on trouve au matin le cadavre profané loin de sa bière, au milieu des débris de toutes sortes. Pauvres mères ! Combien doivent hurler de désespoir, écrasées par la tyrannie des coutumes !

Gabriel Ferry, dans ses études sur le Mexique, nous a conté ces enterrements scandaleux, en même temps qu’il nous laissait de magnifiques types de moines qui disparaissent chaque jour. On ne saurait faire rien de mieux ni de plus exact.

Les moines et les padres forment avec les leperos une alliance indissoluble. Ils se traitent de père à fils, et ces derniers habitent presque tous des maisons appelées de vecindad et qui appartiennent aux corporations religieuses ou au clergé. L’un est toujours le débiteur de l’autre ; mais celui qui reçoit le plus n’est pas celui qu’on pense : aussi le padre peut-il impunément traverser des routes infestées de voleurs ; on les dépouille rarement, et quelques esprits forts se hasardent seuls à leur demander la bourse ou la vie. On appelle ordinairement les voleurs du nom familier de compères, compadres.

En revenant de Tehuacan de las Granadas, nous fûmes arrêtés contre toute vraisemblance aux portes de la ville même par un monsieur fort bien vêtu, accompagné de son domestique. C’était, je crois, un colonel de la brigade Cobos qui, sachant qu’il y avait deux étrangers dans la diligence, crut à une bonne aubaine. Cet aimable officier nous demanda cinquante piastres d’une voix terrible. Je fis la quête, et nous ne pûmes, malgré toute notre bonne volonté, en réunir plus de dix à onze. Je les lui offris le plus gracieusement du monde, fort désolé de ne pouvoir mieux faire, et sur son refus de les prendre, alléguant que nous voulions le tromper, je les remis tranquillement dans ma poche. Il visita la diligence, et voyant qu’en somme il se pourrait bien que nous n’eussions pas davantage, il se décida, maugréant et jurant, à les accepter.

Ce vol insolite était une véritable surprise : on n’avait jamais arrêté la diligence en cet endroit, les compadres ayant marqué la route par étape comme une chose réglée d’avance.

De Tehuacan à Puebla, il fallut se résigner trois fois à l’aimable invitation de retourner ses poches.

Nous avions parmi nos compagnons de route un homme grand et sec, porteur d’une figure entièrement rasée, auquel il ne manquait que la tonsure pour laisser croire à un curé de village. Le lecteur doit être averti que les prêtres au Mexique, surtout à la campagne, portent rarement le costume ecclésiastique. Un simple rabat nommé cuello, garni de perles ou simplement bordé d’un liséré blanc, suffit pour distinguer un membre du clergé.

À peine remis de notre mésaventure, mon voisin, c’était l’homme en question, se tourna vers moi, et tirant