Page:Le Tour du monde - 05.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seoir sur un siége élevé et les chants recommencèrent. L’époux fut alors introduit. Il tenait à la main un sabre courbe avec lequel il souleva le voile de sa jeune femme. Aussitôt un tonnerre d’applaudissements éclate dans la salle, et l’épouse, confuse et en pleurs, s’évanouit ; — la défaillance est dans le programme de la cérémonie. Un repas splendide nous fut encore offert. On préluda par des chansons louangeuses de l’union qui venait de s’accomplir ; puis on s’accroupit autour des mets et chacun fit honneur au souper. Quelques invités banquetèrent même jusqu’à l’ivresse, et la fête dégénéra en une orgie tapageuse qui permit à l’époux de rejoindre sa femme et à moi de m’esquiver.


Les ruines de Pompeïopolis, de Corycus, d’Anamour et de Celenderis. — Les Turkomans et le pacha gouverneur.

Malgré tous les charmes des fêtes du même genre qui se célébrèrent à Tarsous, il fallut me mettre en voyage pour explorer la contrée et continuer les recherches archéologiques et géographiques que j’avais entreprises. La première de mes excursions fut consacrée à une visite aux ruines de Pompeïopolis. Cette ville est située au bord de la mer, à deux heures de Mersine et à six heures de Tarsous, à l’ouest ; on y remarque les restes d’un théâtre bien conservé. Les murailles que Pompée avait fait élever autour de la ville, où il avait enfermé les pirates qu’il avait vaincus et faits prisonniers, sont encore debout. Au centre de la cité antique, dont le sol est couvert de broussailles et de décombres, se dressent quarante colonnes surmontées de leurs chapiteaux et disposées sur deux rangs. Ces colonnes bordaient une rue (dromos) qui menait de la principale porte de la ville au port, aujourd’hui comblé par les sables.

Je fis dresser ma tente sur le sommet d’une colline contre laquelle est adossé le théâtre, et à petite distance du tombeau d’Aratus. Le jour, je dessinais et je copiais les inscriptions grecques des colonnes et de la nécropole ; le soir, pendant que notre Vatel préparait le repas et que Bothros, mon inséparable compagnon, fumait nonchalamment son narghileh, Ali le Chaouch, chef de mon escorte, récitait des fragments d’Antar ou aiguisait la pointe de son yatagan sur un quartier de roc en fredonnant d’un ton nasillard une ballade amoureuse ou une chanson guerrière. Quand notre repas en commun était terminé, chacun allait s’étendre sur des peaux de moutons et dormait en attendant le jour.

De Pompeïopolis, deux routes conduisent dans le Taurus et à Sélefké, en passant par Lamas et Corycus. Une troisième, qui passe par Mersine, mène à Tarsous et de cette ville à celle d’Adana.

En suivant la première de ces routes, on arrive après une marche de deux journées à Corycus, dont les ruines ont un aspect imposant. Deux châteaux, construits en magnifiques pierres de taille, sont élevés, l’un au bord de la mer, l’autre dans un îlot proche du rivage. Ces châteaux, qui étaient autrefois possédés par de grands barons feudataires de la couronne d’Arménie, sont complétement abandonnés aujourd’hui. Parmi les titres que porte le prince Léon d’Arménie, qui a fixé, dans ces derniers temps, sa résidence à Milan, figure celui de comte de Gôrigos ou Corycus.

Depuis les ruines de Corydus jusqu’à Séleucie, la route que nous suivîmes était indiquée par le littoral de la mer ; seulement de temps à autre nous dûmes gravir des rochers d’un difficile accès ; enfin, en arrivant à Kalo-Coracésium, la plaine reparut et nous pûmes gagner assez vite la ville de Séleucie. Mon intention, en traversant rapidement toute cette contrée, complétement déserte aujourd’hui, était d’explorer avec soin au retour toutes les localités que je n’avais fait qu’entrevoir. Cette manière de prendre connaissance des lieux m’avait paru nécessaire, d’autant plus que durant huit jours de marche nous ne rencontrâmes d’habitants qu’à Lamas. Après avoir posé des jalons sur divers points, pour marquer les différentes étapes que je ferais au retour, nous gagnâmes Sélefké. Poursuivant toujours notre course en suivant la ligne des rochers qui bordent la mer, nous parvînmes au cap Anamour, le plus méridional de l’Asie Mineure et qui est formé par un massif avancé du Taurus. Ce point paraît avoir été la limite extrême du royaume d’Arménie, à l’ouest. Le jour de notre arrivée au cap Anamour, la chaleur était devenue insupportable. Le thermomètre marquait à deux heures quarante-deux degrés centigrades au soleil, et je dois dire qu’à l’ombre, la différence était presque insensible, trente-huit à quarante degrés. Si j’ai noté ce détail, c’est pour donner une idée des chaleurs de l’automne en Cilicie, surtout au bord de la mer, où les vents du nord ne se font jamais sentir, puisqu’ils sont arrêtés par l’immense chaîne de montagnes qui s’étend sur une grande longueur de l’est à l’ouest. Aussi la Cilicie appartient-elle à la catégorie des climats dits excessifs ; les étés y sont brûlants et les hivers froids. La température diffère en raison de la division du terrain en pays bas et plat et en pays haut ou de montagnes. Ainsi la chaleur n’est pas la même à Tarsous qu’au centre du Taurus, dont les plus hautes cimes, couvertes de neiges éternelles, ne sont distantes de la mer que de dix-huit à vingt heures à cheval. En hiver la neige, qui s’élève quelquefois à dix et quinze pieds au-dessus des rochers, ne s’étend jamais jusqu’aux terrains inférieurs.

La ville d’Anamour (Anemurium), que beaucoup de géographes ont placée à l’extrémité du cap de ce nom, est située à quarante milles de la pente la plus méridionale de la côte de Karamanie. On voit à Anamour les ruines d’un aqueduc, des murailles antiques à demi écroulées, des réservoirs et deux théâtres, dont l’un, assez bien conservé, paraît avoir été recouvert d’un toit ; une nécropole, composée de petits édifices séparés et divisés chacun en deux chambres, dont l’une, à l’intérieur, est subdivisée en cellules ou caveaux funéraires, tandis que l’autre était destinée à recevoir les offrandes. Aucun de ces tombeaux ne porte d’inscription. Les ruines d’Anamour attestent l’existence d’une ville importante, et en effet, Scylax et Pline nous affirment qu’elle était autrefois considérable. La ville actuelle, dont les habitants sont presque tous des Turkomans, est relativement d’une