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neure, franchit les défilés du Taurus avec son armée, la Cilicie était en grande partie peuplée de Grecs. Plus tard, les Romains s’établirent en maîtres dans le pays, y bâtirent des villes et y fondèrent d’importants établissements. Les Byzantins, qui succédèrent aux Romains, formèrent par leur mélange avec les autochtones, dont la race s’était perpétuée dans la contrée, la partie la plus notable de la population de la Cilicie. Au onzième siècle, une émigration chrétienne, partie des régions voisines de l’Ararat, déboucha dans les plaines de la Cilicie ; c’étaient les Arméniens. À la suite de luttes longues et sanglantes, les Arméniens s’emparèrent de la Cilicie et des forteresses byzantines du Taurus, et dominèrent dans toute la contrée jusqu’à la fin du quatorzième siècle, époque à laquelle les musulmans, ayant envahi la Cilicie et dévasté le pays par le fer et par le feu, s’y établirent définitivement. À partir de ce moment, la Cilicie est devenue une province de l’empire ottoman, dont le gouvernement fut confié d’abord à des dérebeys, puis enfin à des pachas, dont l’odieuse oppression a achevé la ruine complète de cette contrée jadis célèbre et aujourd’hui désolée par des maladies pestilentielles et par les incursions incessantes des tribus turkomanes et kurdes qui campent dans les plaines d’Adana et de Tarsous.


Arrivée à Mersine. — Le lazaret. — La ville de Tarse. — Son aspect. — Ses ruines.

Au mois de septembre de l’année 1852, les vapeurs de la compagnie des Messageries impériales faisaient, pour la première fois, le périple de la Méditerranée. Partant de Marseille, ils touchaient successivement à Syra, à Constantinople, à Smyrne, à Rhodes, à Mersine (port de Tarsous), faisaient échelle en Syrie et en Égypte, et revenaient ensuite à leur point de départ en visitant les mêmes stations. Je pris passage à Constantinople sur le Mentor, et après avoir visité d’abord Smyrne, la ville des infidèles, comme l’appellent les Turcs, puis Rhodes, l’ancienne résidence des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, je débarquai en rade à Mersine.

Mersine, dont le nom en turc, veut dire myrthes, est une petite bourgade turkomane peuplée de fellahs dépendant de la tribu de Thor-oglou. Cette bourgade a pris quelque importance depuis ces dernières années ; à côté des cabanes des Turkomans, s’élèvent aujourd’hui des maisons d’aspect européen, des magasins, une douane, un lazaret, et un palais. Cette dernière construction, qui sert à la fois de caserne et de résidence au gouverneur de la ville et au capitaine du port, n’est qu’une simple maison à un étage et a été construite avec les matériaux provenant des ruines de Pompeïopolis. Les consuls européens y ont tous des maisons et font flotter leurs pavillons chaque dimanche au haut d’un mât, qui sert à indiquer aux navires de commerce que là ils trouveront aide et protection.

Quand j’arrivai à Mersine, un vice de forme dans notre patente sanitaire me valut cinq jours de quarantaine dans une bicoque construite en terre et en boue, et qu’on aurait plutôt prise pour une étable à pourceaux que pour l’édifice sanitaire et fiscal auquel on donne généralement le nom de lazaret. Les cellules étaient sombres et infectes ; les murailles en terre n’avaient pas même été blanchies à la chaux ; un sol humide et détrempé par l’eau qui tombait de la toiture servait de parquet, et les fenêtres, dépourvues de leurs vitres, battaient à tous les vents. En outre, pas la plus petite trace d’un ameublement quel qu’il fût, et, chose incroyable, l’administration de la santé n’avait pas prévu le cas assez naturel où les gens enfermés au lazaret auraient eu besoin de satisfaire aux exigences de la faim. Malheur à qui n’avait pas eu le soin de se munir de provisions de literie et de bouche. Le lazaret de Mersine est si confortable que mon drogman y fut pris de la fièvre pernicieuse et mourut peu de jours après notre arrivée, et j’aurais succombé aussi sans aucun doute, si je n’avais déserté brusquement pendant une nuit où mes gardiens, oubliant le règlement, s’étaient endormis dans leur poste de garde.

Il était environ minuit quand je sortis du lazaret, et, grâce à des intelligences que je m’étais créées dans la place et au dehors, je pus gagner la maison d’un brave fellah, qui me fit cacher dans une jarre immense destinée à renfermer sa provision de riz de l’année. Au point du jour, je sortis de ma cachette et je gagnai à cheval, sans être inquiété par les agents de la santé, le campement du consul français, qui s’était établi avec sa famille et quelques amis à Ichmé, pour passer la saison des chaleurs.

Quand j’eus goûté pendant quelques jours un repos qui m’était nécessaire et que j’eus essayé mes forces en faisant une chasse meurtrière aux porcs-épics qui ravagent les prairies et les champs de pastèques aux alentours d’Ichmé, je me dirigeai avec le consul français vers Tarsous, qui n’est éloignée que de quelques heures de Mersine.

Notre cavalcade était précédée par les janissaires du consulat vêtus de leur riche costume oriental et montés sur de magnifiques chevaux arabes. Dès que nous fûmes arrivés près de la ville, la colonie européenne précédée de cawas (gendarmes) vint nous recevoir. C’étaient les consuls des différentes puissances suivis de leurs nationaux, tous portant le costume turc, qui est le seul en usage dans la contrée.

Les Européens qui sont établis dans la Cilicie ont tellement pris les habitudes du pays qu’au premier abord on a peine à les distinguer des indigènes. Aussi c’est une chose digne de remarque que cette tendance des hommes civilisés à retourner à la vie patriarcale, cette facilité avec laquelle les voyageurs, pour la plupart nés dans de grands centres de population, oublient les habitudes de la ville, abandonnent les coutumes du pays où ils ont vécu, et renoncent aux usages suivant lesquels ils se sont gouvernés pendant la première partie de leur vie, pour adopter les mœurs, les usages, le costume et jusqu’au caractère des Orientaux. Il y a même des voyageurs qui se sont tellement familiarisés avec les habitudes des peuples au milieu desquels ils ont vécu quelque temps, qu’ils finissent par n’être plus reconnaissables pour leurs