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rable que nous cherchons, qui as tué hier sur son claim ce mineur américain, que tu as ensuite dévalisé de son or. » J’essayai de balbutier quelques mots. « Qu’on le pende ! criait de nouveau le chœur des soulards, et qu’on fasse justice de ce Français ! — Mais, mes amis, leur répondis-je, venez jusqu’à la cabane, vous verrez d’où le coup est parti. » On voulut bien faire trêve aux funèbres préparatifs que quelques buveurs, plus pressés que les autres, dressaient déjà pour mon supplice. On m’accompagna jusqu’à la cabane indiquée. On frappe, pas de réponse. « Tu vois bien que tu l’as tué, répétaient en chœur les partisans forcenés de la loi de Lynch, avides de jouir d’une pendaison aux flambeaux. Enfoncez la porte, m’écriai-je, et voyons où se trouve la bourre du fusil ou du revolver déchargé contre moi. — Le revolver est à terre, répondit quelqu’un armé d’une lanterne, et la bourre est ici à côté, hors de la cabane. C’est le Français qui a tiré. — Oui, c’est le Français qui a tiré sur moi, et qui voulait me voler ensuite, repartit, en ouvrant sa porte, le propriétaire de la cabane, auquel le bruit qui se faisait autour de lui avait rendu un peu de courage. — Ah ! nous te tenons cette fois, et tu ne peux nous échapper, me dit alors un des mineurs dégrisé par cette scène, et il appuya sur ma poitrine la bouche de son revolver. — Qu’on le pende ! criait-on de plus belle ; à quoi sert donc la loi de Lynch ? » J’étais atterré, ahuri, et je ne pus d’abord prononcer une seule parole. Je sentais battre mon cœur avec violence, et approcher ma dernière heure. Comme j’étais vêtu mieux qu’un mineur, et que je portais ce jour-là une chemise blanche et des bottes vernies, on m’imputait ma toilette à crime. « C’est le fruit de tes vols qui te permet de te parer si bien, » criait-on. Au milieu de ce désordre sans nom, le revolver fut écarté de ma poitrine, sans doute par une main providentielle. Je sentis renaître mes sens. J’essayai alors de donner pour caution le nom d’un ami que j’allais visiter à Colombia. « Oui ! ton complice, » me dit-on. Je crus être plus heureux en tentant d’expliquer à mes juges que le revolver s’était sans doute échappé de mes fontes quand j’étais descendu de cheval, et qu’il était parti de lui-même dans ce mouvement. « À d’autres ! » me fut-il répondu, et la corde fatale était passée autour de mon cou. J’allais mourir. Tout à coup, attiré par le vacarme, arrive quelqu’un en grande hâte : c’est l’ami que j’allais voir. Il répond de moi, il me dégage des mains de ces forcenés, et me ramène chez lui. Tant d’émotions violentes m’empêchèrent de fermer l’œil de toute la nuit. Le lendemain, mes bourreaux dégrisés vinrent me présenter leurs excuses. Je trouvai que je l’avais échappé belle, et je suis loin, depuis lors, de porter dans mon cœur les citoyens de Colombia. Je conserve encore la chemise sur laquelle fut appuyé le revolver ; la bouche du canon y est marquée d’un trait noir bien distinct. »

Mineurs français travaillant avec le long tom. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Mon ami, en me racontant cette histoire, était vivement ému et presque pâle comme un supplicié, tant les faits étaient encore présents à sa mémoire. Pour moi, je me pris à réfléchir à l’irritabilité des passions populaires. La loi de Lynch avait eu parfois son bon côté, mais elle avait dû par moments aussi frapper sur des innocents.

L. Simonin.

(La fin à la prochaine livraison.)