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plus jeune de nos guides ce que c’est, il me répond : « C’est la fosse de Farellone. » L’autre le reprend et l’appelle imbécile. « C’est la fosse de Pharaon, lui dit-il, et se tournant vers moi, il ajoute : De Pharaon, Excellence, l’empereur romain ! »

Nous sommes sur un plateau ; à nos pieds, à gauche, court la rivière de lave, rouge comme un brasier ardent : elle bouillonne. Sur l’autre rive, une grande masse noire cache un foyer d’où la fumée sort en tourbillons : on dirait des flammes qui poudroient. Devant nous, au delà du fossé, la cataracte. Comment décrire cela maintenant ? Vous avez vu s’ébouler les maisons qui obstruaient les abords du Louvre ? Vous avez vu rouler l’avalanche du haut des Alpes ? Vous avez vu le Rhin se précipiter à Lauffen dans un gouffre écumant ? Eh bien ! résumez en un tableau toutes ces images, réunissez, confondez devant vous la cascade, l’avalanche, l’éboulement, et faites-en un immense incendie. Le flanc du Vésuve, rouge du haut en bas, dans la nuit, est un seul éclair. Des quartiers de rocs embrasés bondissent, éclatent et crèvent. En face de nous, des vagues amoncelées, vomies par le cratère invisible, se dressent à chaque instant et, d’une hauteur de cent pieds, retombent dans la fosse, entraînant, balayant tout. Un buisson est emporté par le torrent : son feu pâlit dans les flots de lave. Là-haut, d’autres arbres s’allument, d’énormes châtaigniers, à ce qu’on nous dit : ils dessinent leurs squelettes enflammés en lueurs blanches. Toutes les nuances du feu diaprent cette nuit d’horreur. Des grenats s’égrènent dans la fosse, des rubis étincellent dans le torrent, des charbons ardents roulent sur le flanc du mont, des draperies de pourpre flottent sur d’autres cimes, des éclairs permanents embrasent les ténèbres, des traînées de sang ruissellent à nos pieds. Un mamelon qui surplombe là-haut, envahi peu à peu par la houle, redresse un instant sa base vers le ciel et retombe broyé ; nous reculons tous d’épouvante et d’admiration. Cette fois, ce n’est plus un torrent débordé, c’est la montagne en feu qui croule.

Encore une réminiscence et j’arrive à la dernière éruption. En 1855 et en 1858, nous avons eu de beaux tableaux, mais non le spectacle effrayant des catastrophes précédentes. Le feu, je vous l’ai dit, ne jaillissait pas du grand cône en colonne rouge montant jusqu’à six mille pieds dans l’air et crachant des pierres, des fusées, des quartiers de roches avec un bruit de tempête et de bombardement. Je n’ai vu cela de près qu’en 1850.

Je me trouvai alors à l’ermitage avec une bande d’Allemands, dont un Polonais qui goûtait fort le lacryma-christi de l’ermite. Il annonça qu’il irait en boire une bouteille dans la gueule du volcan, et nous pria de lui préparer le chemin. Nous entrâmes dans la vallée, et non contents d’avoir vu le nouveau gouffre qui s’était formé entre les deux montagnes, nous voulûmes aller attendre le Polonais au bord du grand cratère qui flambait et tonnait au-dessus de nous. Notre guide s’y opposa, nous le trouvâmes ridicule. Ce n’était pas du courage, c’était, je vous l’ai dit, l’ivresse du feu. Un gendarme nous barra le chemin avec sa baïonnette, mais barrez donc un chemin qui a un mille de largeur. D’ailleurs son fusil ne nous effrayait point : il ne pouvait raisonnablement nous tuer pour nous sauver la vie. « Mais il y a du danger, fit le guide. — Dis que tu veux une piastre de plus, tu l’auras, grand lâche ! » Et nous voilà partis.

Au bout de quelques pas, nous rencontrons un brancard, c’est un Anglais qu’on ramène. Il a voulu tenter l’assaut et une pierre lui a cassé le bras. « Qu’est-ce que je vous disais ? » reprend le guide. Nous lui donnons raison, mais cette raison ne lui suffit pas. Il réclame sa piastre.

Pour tout concilier, nous allons nous asseoir au milieu du cône, sur la cendre, entre les deux cratères ; nous pouvons lever nos yeux vers l’un ou les plonger dans l’autre, à notre choix. À deux pas de nous, un ruisseau de lave descend dans le gouffre, et ce gouffre, ouvert depuis la veille, est une vraie mer qui se perd à l’horizon dans des nuages de fumée : une mer liquide qui tourbillonne et mugit, brisant contre des écueils amoncelés ses vagues de flamme, entre-choquant ses flots qui jaillissent brisés dans l’air et qui retombent, écume de feu, sur de hauts rochers qu’ils allument. — Et en même temps, sur nos têtes, le grand cratère vomit du fer, du soufre, des flocons de lave, des boulets rouges, des bombes qui pèsent trois quintaux. — Je vous ai montré un incendie qui marche, une montagne qui croule ; figurez-vous maintenant le volcan qui éclate et saute, miné par un assiégeant souterrain ; figurez-vous un combat de titans, l’embrasement de Sodome, ou plutôt Sodome foudroyant le ciel. Le Vésuve entier s’ébranle, un tremblement de terre secoue la croûte de cendre sur laquelle nous sommes assis, nous entendons sous nos pieds le marteau du cyclope et autour de nous quelque chose comme un rugissement de houle, un roulement entrecoupé d’éclats, un grondement de tonnerre qui a duré huit jours !

Cependant le Polonais, malgré guides et gendarmes, avait escaladé le cône avec sa bouteille de lacryma-christi. Il a devancé toute sa troupe et gravi des escarpements qui auraient fait peur à un muletier de Schwytz. Il atteignit ainsi le sommet du volcan ; alors il se retourna pour narguer les prudents qui le suivaient en se tenant sur leurs gardes. Il brandit sa bouteille et tomba comme foudroyé. Une bombe lui avait broyé la jambe. Ce mot de bombe que j’emploie souvent ici n’est pas une figure, c’est le mot consacré à Naples ; la bombe est une pierre énorme, dure et lourde comme le granit. Un flocon de lave est tombé un jour sur mon chapeau et n’a guère fait que le brûler au bord. Mais une bombe vous écrase.

Le Polonais était couché sur les cendres du cratère, et une grêle de pierres ardentes pleuvait autour de lui. Un de ses amis, qui l’avait vu tomber, se hâta de le rejoindre. Il l’atteignit et, à travers le feu, le transporta derrière un rocher de lave ; puis il se coucha sur lui pour l’abriter, et tâcha de bander la plaie. — Le reste de la troupe s’était sauvé jusqu’à l’ermitage et jusqu’à Résine pour chercher du secours. Mais l’ermitage était à une lieue de là, Résine à deux lieues. Les deux amis restè-