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ou l’achetant, étaient bien obligés de passer par les fourches caudines de ce brocanteur yankee.

Après avoir si longuement parlé des hommes, pourquoi ne pas dire quelques mots des femmes, quoiqu’elles soient assurément encore très-peu nombreuses en Californie, surtout dans les mines. J’en citerai une entre autres, que les mineurs avaient appelée du nom de Jeanne d’Arc, et qui laissera dans l’histoire californienne un type légendaire. Elle travaillait comme un homme sur les placers et fumait la pipe. Une autre, qui est encore en Californie, où elle exploite en ce moment un claim productif, répond au nom de Marie Pantalon. Elle a emprunté ce sobriquet du vêtement auquel elle a donné la préférence. Elle est Française comme Jeanne d’Arc ; et il n’y a en effet que les Françaises pour se plier avec autant de sans-façon et de gaieté à une situation aussi nouvelle. Les Américains qui ne comprennent pas que la place de la femme puisse être hors du foyer domestique ou des emplois de son sexe, les Américains qui n’admettent ni paysanne, ui cuisinière, ont beaucoup admiré en Californie le courage tout viril de Jeanne d’Arc et de Marie Pantalon.

Pendant le séjour assez long que je fis dans le comté de Mariposa, et surtout aux environs de Coulterville, je vivais au milieu des mineurs, étudiant leurs procédés ingénieux pour le lavage et l’extraction de l’or. J’avais quitté le toit hospitalier de P…, et acheté, au prix de trois cents francs, une petite cabane où j’avais porté mes pénates. Cette cabane était située sur la route entre Coulterville et Bear-Valley. Elle avait été bâtie sur le bord, ou plutôt dans le lit même du Maxwell’s-creek, alors entièrement à sec. Ma chambre, qui ne mesurait que quelques mètres carrés, était de plain-pied avec le sol, et c’était en même temps mon salon et mon cabinet de travail. Toute la construction était en bois, sauf la cheminée. Sur le parquet était étendue une natte chinoise qui formait le plus élégant et le plus moelleux tapis. Le lit, couche modeste et solitaire, que des songes heureux vinrent quelquefois visiter, occupait l’un des côtés de l’appartement. Au milieu était la table à écrire : au fond une autre table transformée en bibliothèque. Sur le pourtour de la salle, des bancs, portant les malles du voyageur. Aucun vase, aucune élégante pendule sur la cheminée, où se montraient pour tout ornement quelques beaux échantillons de quartz aurifère. Des étagères sur les murs, un lavabo dans un coin ; un fauteuil et deux chaises de paille qui n’avaient pas de place fixe, complétaient ce mobilier de cénobite. Le rocking-chair ou fauteuil roulant toisait dans son orgueil les deux chaises. Je me laissais aller à son doux balancement, et plus d’une fois, les pieds dans les chenets, quand l’hiver fut venu, je me surpris seul dans ma cabane évoquant les souvenirs du passé. Les fantômes riants de la jeunesse, fidèles à mon appel, venaient égayer mes longues soirées ; la France était là devant moi ; mais non, je m’éveillais et elle était, hélas ! à trois mille lieues !

Ma cabane recevait le jour par deux fenêtres, s’ouvrant à coulisse, à la façon des fenêtres anglaises. Un rideau blanc s’abattait sur la croisée en dedans, et en dehors une natte chinoise s’abaissait la nuit. Une porte, fermant tant bien que mal, complétait le nombre des ouvertures de mon palais californien. C’est là que j’ai vécu plusieurs mois, de la vie calme et tranquille des placers. Souvent un mineur de passage, presque toujours un Espagnol ou un Chinois, entrait pour me demander sa route, ou bien étancher sa soif. D’autres fois passaient des Indiens. Les femmes, vêtues de haillons, allaient cherchant, au milieu des balayures des cabanes, les os et les vieilleries. Elles étaient courbées sous le poids d’un long panier de jonc qu’elles portaient derrière le dos. Elles y mettaient leurs provisions, leurs trouvailles et même leurs enfants. Les hommes marchaient en avant et ne portaient que leurs arcs et leurs flèches. Un jour, une troupe d’Indiens passa, les figures peintes de rouge (ils étaient allés dévaliser une ancienne usine à quartz de tout le minium qu’on y avait laissé). Chacun portait une lance, et, sous la conduite de leur chef, ils faisaient entendre un chant guerrier. Leur voix était sépulcrale, et leur musique monotone comme un chant de mort. Arrivés devant ma porte, ils exécutèrent des danses et me tendirent la main pour avoir quelque pièce de monnaie.

Pendant mon absence, et bien que, d’ordinaire, la porte ne fermât point à clef, personne n’eût osé franchir le seuil de ma cabane, ni même s’y arrêter. Une case est sacrée en Californie, et malheur à celui qui se permettrait d’y entrer par effraction ou autrement.

Me retrouvant à Coulterville, à la fin de novembre, j’y revis ma chère demeure. C’était l’époque où commencent en Californie les pluies torrentielles de l’hiver.

Le Maxwell’s-creek, tout à coup gonflé par l’affluence des eaux descendant avec fracas des montagnes, devint une véritable rivière ; ma cabane apparut comme au milieu d’un lac. Ce spectacle rappelait aux Chinois du voisinage leurs villes et leurs jardins flottants du fleuve Jaune et du Peï-ho. En une nuit d’orage, je fus entouré par les eaux, et je ne pus sortir le matin de ma demeure qu’en lançant ma mule intrépide dans le torrent, ayant moi-même de l’eau jusqu’à mi-jambe. La bonne bête ! je me la rappelle encore. Le pied solide et ferme, comme toutes les mules de Californie, elle allait sûrement par les chemins les plus pierreux, par les sentiers les plus difficiles. Aussi sobre que les chameaux du désert africain, elle savait imposer silence à son estomac, et marchait, trottait, galopait même, entre matin et soir, sans demander la moindre nourriture. Elle se contentait d’arracher aux maquis quelques brins de bruyère ; mais le soir, quand elle rentrait à l’écurie, elle frappait du pied la porte si Vermenouze n’arrivait pas bien vite ; elle le regardait d’un œil de reproche quand le foin et l’avoine, si bien gagnés, tardaient à se montrer au râtelier et dans la crèche.

Les cabanes de mineurs de mon voisinage ressemblaient assez à la mienne et à toutes celles de Californie. Ces cabanes sont construites en planches ou en troncs de pins et de sapins, et quelquefois en adobe, c’est-à-dire en mottes de terre retenues par des arbres