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Ces désagréments, assez banals du reste, n’étaient pas les seuls. Ladite couche de poussière recouvrait et dissimulait parfaitement, comme une eau bourbeuse, les irrégularités d’une voie aussi primitive que possible ; là éclatait dans toute sa gloire l’habileté du sota. Un bon sota doit connaître la carte d’une route comme un pilote connaît le chenal d’une rivière ou d’une baie hérissée de hauts-fonds, de manière à pouvoir louvoyer les yeux fermés entre les trous et les pierres. Le nôtre était fort expert, et son mérite me parut d’autant plus transcendant que la poussière l’aveuglait complétement et que, sous prétexte de plaines, nous allions un train d’enfer. C’était un voyage en zigzags. Mais la perspicacité et l’expérience du jeune postillon ne pouvaient aller néanmoins jusqu’à deviner les écueils nouvellement formés, et de cette éventualité assez fréquente il résultait des cahots à nous arracher l’âme.

Un pont sur une petite rivière nous annonça l’approche de Puebla, ou nous entrâmes vers midi.


Puebla de los Angeles. — La cathédrale. — Intérieur d’une famille mexicaine. — La diligence. — Le coffre, la forteresse et la ville de Perote.

On compte vingt-huit lieues environ de Mexico à Puebla.

Cette ville fut fondée en 1530, sous les auspices du vice-roi, don Antonio de Mendoza, et du président de l’Audiencia, l’évêque don Sebastian Ramirez de Fuenleal, à quelque six ou sept lieues à l’est de la célèbre ville aztèque de Cholula ; le lieu portait alors le nom de Cuetlaxcoapan, couleuvre dans l’eau. Le climat y est sain ; le plateau, élevé de deux mille cent quatre-vingt seize mètres, est très-fertile.

Cholula était la ville sainte de l’Anahuac ; la tradition voulait que Quetzalcoatl s’y fût arrêté pour initier les Astèques à la civilisation.

La nouvelle ville espagnole hérita des mêmes priviléges religieux et prit bientôt le pas sur l’ancienne ; le sanctuaire de Notre-Dame de los Remedios remplaça celui de Quetzalcoatl : sur la pyramide de Cholula, on combattit la foi par la foi, le miracle par le miracle. La cathédrale de Puebla s’élevait. Les anges, dit la tradition, y travaillèrent et continuèrent la nuit l’œuvre que les pauvres mortels préparaient le jour : de là le nom de Puebla de los Angeles. Un grand nombre d’églises et de couvents des deux sexes s’élevèrent autour du temple miraculeux ; les fidèles y accoururent en foule les mains pleines d’offrandes et le cœur plein de foi ; on conserva dans sa pureté primitive cette foi qui enrichissait l’église et faisait de la ville entière une propriété des corporations religieuses. Puebla devint la rivale de la Mecque. L’étranger, à quelque religion qu’il appartînt, y était en danger. Aujourd’hui les temps sont bien changés ; l’étranger est en sûreté à Puebla. Toutefois, il est encore prudent à lui de se souvenir de ce proverbe des anciens que « l’on ne doit pas médire des loups à Lycopolis. »

La ville est belle ; elle dispute le second rang à Guadalajara. Une centaine de dômes ou de clochers dominent majestueusement les azoteas en mosaïque des constructions particulières. Les rues sont larges et droites, propres, soigneusement pavées de cailloux ronds disposés symétriquement, et bordées de trottoirs. Les maisons sont élevées, bien bâties ; beaucoup de façades, tant d’habitations particulières que de monuments publics ou religieux, sont ornées de plaques de faïence peinte et vernissée.

On fabrique beaucoup d’objets de terre cuite à Puebla ainsi que du verre et des savons. La population de la ville est de soixante-dix à soixante-quinze mille âmes.

Mon premier soin fut de m’enquérir du coche de Jalapa ; il ne devait partir que le lundi suivant, 19, et je n’y songeai plus. J’allai en conséquence arrêter ma place au bureau des diligences nationales en maudissant l’heure où j’avais vendu mon cheval. Ces mesures prises, je me dirigeai vers la cathédrale.

Ce temple occupe un des côtés de la plaza Mayor ; en face est la casa de cabildo, la municipalité, à droite et à gauche, des portales sous lesquels il y a de beaux magasins. C’est un beau monument sans contredit, mais j’étais trop près de Mexico encore pour que mon admiration ne fût pas réservée. Une plate-forme de deux à trois mètres d’élévation lui sert de soubassement. L’intérieur est d’une richesse fabuleuse ; la pierre y disparaît partout sous un revêtement de marbres de diverses couleurs. Ses nombreuses chapelles latérales étalent un luxe inouï, qui s’éclipse devant les splendeurs du maître-autel, où les marbres, fouillés par le ciseau, l’or, l’argent et le cuivre repoussés, forment un ensemble surprenant, aux détails duquel le bon goût n’a pas toujours présidé, il est vrai. Le tabernacle est fermé d’une feuille de tecali, beau carbonate de chaux blanc et translucide que Humboldt assimile à l’albâtre gypseux connu des anciens sous le nom de phengite. Il est très-abondant aux environs de Puebla, et emprunte son nom aux carrières qui le fournissent. Dans plusieurs des riches couvents de Puebla, on voit des fenêtres fermées d’une seule lame de ce tecali, qui tamise une lumière suave.

Ma visite à la cathédrale et une promenade dans la ville me conduisirent à l’heure du souper ; je m’étais engagé formellement à aller prendre ce repas chez mon compagnon de voyage et je m’y rendis. Je fus reçu comme un vieil ami par sa famille, qui était nombreuse. Le pauvre tailleur était si heureux d’avoir échappé aux salteadores, qu’il me faisait un mérite de n’avoir pas été leur complice. Chacun me fit fête, et l’on travailla à me persuader que je devais m’établir à Puebla.

Le repas fut simple. L’hospitalité mexicaine est pauvre comme ceux qui l’exercent, mais du moins est-elle sans réserves ni arrière-pensées. Le pot-au-feu ou puchero, le plat national de frijoles ou haricots, voilà le menu ordinaire de la bourgeoisie ; quelquefois un ragoût de canard au piment chile. Pour se désaltérer, de l’eau dans un verre immense, de la contenance d’un litre et demi ou deux, placé au centre de la table ; c’est le seul qui figure dans le service, d’où sont bannies en même temps