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beaucoup plus large ; après avoir traversé l’aristocratique et silencieux faubourg de San-Cosme, on suit une chaussée ombragée par de beaux arbres. L’aqueduc qui porte à la capitale l’eau de Santa-Fé, la divise dans toute sa longueur ; il est en assez mauvais état. Non loin de la garita, une fontaine du churriguerresque le plus pur est encastrée dans le flanc même de l’ouvrage : c’est la Fuente de la Tlaxpana.

J’arrivai bientôt au petit pueblo de Popotla, où la tradition veut que Cortez ait mis pied à terre pour voir défiler son armée en déroute, à l’aube de l’effroyable noche triste. Dans la cour ou parvis de l’église, bâtie par le conquérant en souvenir de ce jour néfaste, s’élève un vénérable cyprès ahuehuete, dont le tronc noueux et colossal nourrit encore quelques-unes de ces branches qui couvrirent de leur ombre le guerrier espagnol brisé de lassitude et de douleur. L’église est très-simple, mais paraît en effet fort ancienne. Popotla était à cette époque situé sur la marge même du lac, à l’extrémité de la chaussée de Tlacopan ou Tacuba, et la route que je parcourais était celle que suivirent les Espagnols.

Je traversai Tacuba, petit village qui cache son délabrement sous des arbres séculaires, et laissant à ma droite le sanctuaire de Nuestra-Señora de los Remedios, que j’apercevais sur une colline voisine, je coupai dans la direction de Chapultepec, au milieu des champs fertiles et bien arrosés des haciendas de Joaquin et de Morales.

Chapultepec, le mont aux cigales, était le séjour favori de Montezuma avant la conquête et le lieu de repos des rois de sa dynastie qui l’avaient précédé. Il y possédait un palais magnifique sur le sommet de la colline, au pied de laquelle s’étendaient des jardins féeriques : « Leur emplacement, dit Prescott, est encore aujourd’hui ombragé par de gigantesques cyprès de plus de cinquante pieds de circonférence, déjà vieux de plusieurs siècles à l’époque de la conquête ; ce n’est plus qu’un informe désert, qu’un épais fourré d’arbustes sauvages, où le myrte mêle ses feuilles d’un vert sombre et lustré aux baies rouges et au feuillage délicat du poivrier. »

Sur le terrain qu’occupait le palais du monarque astèque, le jeune et ambitieux vice-roi Don Bernardo de Galvez fit construire, en 1785, le château actuel, auquel il donna l’apparence d’un séjour de plaisance, mais dont il fit en réalité une forteresse ; il mourut l’année suivante, trop tôt pour le voir achevé et pour laisser deviner auquel de ces deux usages il avait l’intention de le consacrer. C’est maintenant une école militaire. Du haut de sa plate-forme on découvre un panorama surprenant de majesté, de calme et de pittoresque.

Je passai de longues heures à l’ombre des ahuehuetes du bois de Montezuma. Ces nobles cyprès, qui ont vu surgir et disparaître plus d’une race et plus d’une dynastie, m’ont rappelé les étonnantes splendeurs des forêts de cèdre rouge du Klamat et du Redwoodcreek en Californie. Leurs branches robustes, bizarrement frangées des longues soies vert-pâle de la mousse espagnole, s’entrelacent et forment, à une grande hauteur, une coupole verdoyante d’un merveilleux travail et que les rayons du soleil ne peuvent percer. La voix humaine y résonne comme sous les voûtes d’un temple dont leurs troncs, droits et vigoureux, semblent être les colonnes. Mais quel chef-d’œuvre d’architecture, quel entassement de pierres, si audacieux qu’il soit, frapperait aussi vivement l’imagination ? L’admiration légitime inspirée par les grandes œuvres de l’homme nuit toujours aux sensations douces ou graves que devrait provoquer l’œuvre elle-même ; en face des merveilles de la nature on n’admire pas, on jouit ; l’admiration viendra plus tard, avec le souvenir, et durera autant que lui.

Je revins à Mexico en longeant l’aqueduc de Chapultepec ; il est moins lourd, moins écrasé que celui de Santa-Fé, mais tout aussi décrépit. Il pénètre dans la ville par la garita de Belen et se termine dans le barrio San-Juan par la fontaine du Salto de Agua, petit monument à colonne torse, d’un chirruguerresque mitigé, qui n’est pas absolument dépourvu de grâce. À côté, s’élève la petite église paroissiale de la Concepcion ; tout auprès, le marché de San-Juan et l’hospice de la Caridad, plus loin, le marché d’Iturbide, à côté du couvent de femmes de San-Juan de la Penitencia et de l’église de San-Jose.

Il y a de nombreux marchés à Mexico ; le principal est celui de Santa-Anna, construit sur la place del Volador qu’entourent le palacio, l’université, les couvents de Balvanera et de Porta-Cœli ; mais le plus curieux, sans contredit, est celui qui se tient le matin, dans la rue de Roldan, au pied du sombre couvent de la Merci, sur les quais qui bordent le canal de la Viga ; là, au moyen de ce canal, des bateaux chargés de fruits, de légumes, de volailles et de fleurs, arrivent de Tescuco, de Jochimilco et de Chalco, et les revendeurs viennent s’y pourvoir.

C’est dans le voisinage et au cœur même de ces centres gastronomiques qu’il faut venir étudier la vie populaire. Indiens, créoles et étrangers, porte-guenilles et riches bourgeois, redingotes noires, vestes de peau brodées, uniformes usés, cargadores, soldats, muletiers, serenos, moines de toutes nuances, franciscains, dominicains, mercedarios, augustins, carmes chaussés ou déchaux s’y coudoient fraternellement. Le fantastique chapeau de Basile allonge son ombre démesurée sur le mur de l’église voisine. De jolies marchandes de fruits ou de fleurs, de fraîches servantes de bonne maison, d’agaçantes chinas, l’œil pétillant, l’oreille ouverte aux doux propos et la langue prompte à la riposte, passent et repassent, drapées dans leur reboso. Sur la paume de la main gauche renversée à la hauteur de l’épaule, elles portent, de la manière la plus académique, la corbeille pleine de verdure ou le gracieux cantaro de terre rouge, peint et vernissé, rempli d’eau. L’aguador, vêtu de cuir, fend à petits pas cette foule turbulente. Ici comme à Guaymas, c’est un personnage original. Il porte sur son dos le chochocol, énorme jarre de terre rouge parfaitement ronde, qu’une large bande de cuir fixe, au moyen de deux anses, sur son front protégé par une petite casquette de cuir ; une autre lanière,