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Amatitan. — Guadalajara. — San Pedro. — L’hospice de Belen.

Il y a à Amatitan, notre étape suivante, deux ou trois églises ; j’allai en visiter une en compagnie des officiers, avec qui j’étais assez lié pour qu’ils m’empruntassent, de temps en-temps, une piastre dont les intérêts courent encore ; ils m’avaient assuré qu’elle était muy bonita (très jolie), et, à part l’impropriété du mot joli, ils ne m’avaient pas menti, car elle était fort curieuse. Pans de murailles, dessus de portes et d’autels, étaient surchargés de ces lourds retablos espagnols, sortes de tableaux sculptés dans le bois ou la pierre, d’un haut relief, dont chaque détail, traité par le ciseau avec minutie, est non moins minutieusement relevé par le pinceau de teintes à l’huile d’une crudité impitoyable. Le tout est entouré d’un cadre fantastique, monstrueux enchevêtrement d’acantacées ébouriffantes et de chicorées d’un épanouissement encore plus extravagant, qui, sous une triste et sale couleur jaune, attend encore le luxe de la feuille d’or, réservé à l’autel. Tout cela est d’une saveur artistique assez étrange, mais d’un bon effet d’ensemble dans ces constructions bâtardes et massives elles-mêmes de la Renaissance.

Malheureusement quelques détails tout modernes viennent faire tache sur cette harmonie. Les nombreuses statues de bois et de pierre sont vêtues et parées avec une dépravation de goût que font valoir les cierges allumés devant elles : ce ne sont que robes de soie et de gaze, brodées et coupées à la dernière mode de 1830 ; passe encore pour la Vierge, mais les saints ! Qu’on se figure Jésus-Christ recouvert d’une robe de poupée en Satin blanc, à volants et à manches à gigot, avec une couronne de fleurs artificielles sur la tête, un bouquet pareil dans une main et un mouchoir brodé dans l’autre !

Guadalajara est à onze lieues de là environ ; nous y parvînmes le surlendemain. La gorge de la Ratonera qui y conduit est sauvage, mais parée d’une riche végétation : elle vient déboucher dans la belle plaine découverte au milieu de laquelle s’élève Guadalajara, dont nous ne tardons pas à voir les clochers et les coupoles. Comme nous ne devions pas prendre nos cantonnements à Guadalajara même, mais au pueblo de San Pedro, situé sur la route de Mexico, nous suivîmes l’extrême lisière des faubourgs méridionaux, triste ceinture de constructions informes en adobes non recrépies, à peine percées de quelques trous en guise de portes et de fenêtres. Dans ces antres sordides grouille une population plus sordide encore. Beaucoup de maisons sont inhabitées ; quelques-unes sont en ruine.

Chaque artère que nous croisons vomit du cœur de la cité des tourbillons de populace ; ce sont les pelados de Guadalajara, célèbres entre tous leurs pareils par leur turbulence, leur corruption, l’énergie qu’ils apportent dans le vice. Ils se ruent là pêle-mêle, vieux et jeunes, hommes et femmes, étalant les plus glorieuses loques sur des corps demi-nus ; c’est toute une épopée de gueuserie que Callot pourrait seul immortaliser.

Une splendide avenue de quatre à six kilomètres de long, bordée de plusieurs rangs de jeunes arbres, conduit à San Pedro.

C’est un joli village de quelques centaines d’âmes, rendez-vous de plaisir pour la population de Guadalajara les jours de fête. La place est immense, ombragée de jeunes arbres, et les maisons avoisinantes sont peintes de couleurs tendres avec encadrements blancs.

Nous reçûmes la visite de quelques négociants français établis à Guadalajara, notamment MM. Tarel, Lyon, Aguerre. Ils étaient accompagnés de don Manuel Llanoz, administrateur de la douane, Mexicain élevé en France, parlant admirablement notre langue et possédant en outre un cœur excellent ; il nous manifesta beaucoup d’intérêt et employa tout son crédit et toute son influence à nous être utile. Malheureusement toute sa bonne volonté et celle de nos compatriotes ne pouvaient rien contre les arrêts du dictateur Santa Anna. Notre départ pour Mexico fut fixé au 11.

Ma santé, rudement ébranlée par des secousses violentes et répétées depuis près de quatre mois, m’inquiète depuis quelques jours et je suis obligé de me faire porter sur la liste des malades qui doivent rester à Guadalajara : nous sommes huit. Le 10, dans la matinée, nous faisons nos adieux à nos camarades et partons pour la ville. Mes sept compagnons sont montés chacun sur un petit âne et escortés d’un piquet d’infanterie. J’ai obtenu du colonel Esquero la permission d’aller à pied et seul. M. Llanoz, qui était venu à San Pedro le matin, me rencontre sur la route à son tour, me prend dans sa voiture et me dépose à la porte de l’hospice de Belen, où nous étions attendus. Chemin faisant, il m’engage à prendre patience et me promet de tout mettre en œuvre pour me faire rendre la liberté, à laquelle je vais dire adieu tout de bon.

L’officier qui commande le poste me reçoit en transit et me délivre au commissaire de l’hospice, qui me fait entrer dans son bureau en attendant l’arrivée des autres. C’est un homme de quarante ans, à mine de cuistre, qui m’entoure de soins obséquieux, me fait porter une collation, proteste de la joie qu’il éprouve de rencontrer en moi un caballero, m’assure de son dévouement et, voyant que j’ai encore après moi quelques restes de la poussière du collége, me parle latin. Sous le couvert de cette langue morte il me débita, au nez et à la barbe du pauvre officier ébahi, une foule de choses désagréables pour le dictateur Santa Anna et me promit même de m’aider à fuir.

À l’arrivée de mes compagnons, il reprit son masque officiel pour nous inscrire sur ses registres ; j’y figure sous le numéro 1731. En échange de nos noms et prénoms, il nous donna un numéro de lit et je devins le numéro 22. Après l’interrogatoire vint une inspection minutieuse de nos effets afin d’en dresser l’inventaire. Cette dernière formalité ne laissa pas que de m’être déplaisante, car j’avais une foule de papiers qui, à la rigueur, pouvaient passer pour compromettants ; mais le digne homme, qui s’aperçut de mon mécontentement fort mal dissimulé, s’attacha à me rassurer par