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au delà de cette crevasse gigantesque au fond de laquelle conduit une chaussée pavée qui contourne les sinuosités abruptes de la montagne, au milieu d’un chaos de roches granitiques. Le Plan est en effet un petit plateau encaissé dans ce gouffre comme au fond d’un entonnoir ; sur les flancs de la baranca, s’étagent en désordre des sapins, des chênes, des genévriers qui ont pris racine au milieu des éboulements ; quelques ruisseaux torrentiels grondent et écument, en bondissant de roche en roche sous leur couvert.

Femmes mexicaines.

Sur le plateau s’est formé un petit village indien ; le voyageur y trouve des fruits et des rafraîchissements qui viennent fort à propos, car il règne dans cette excavation, où l’air est stagnant entre des parois echauffées par les feux du soleil, une température lourde et suffocante.

La rampe opposée est courte et roide ; la plaine découverte et nue qui règne au sommet, pierreuse et volcanique d’abord, puis marécageuse, nous conduit à trois ou quatre lieues du Plan à la Venta de Mochitilte.

Une venta est un lieu d’étape en pleine campagne. Dans ces vastes régions, où une faible population est très-largement dispersée, où le cheval est le mode usuel de locomotion, où les relais sont chose impraticable ou à peu près, la course que peut fournir un cheval en un jour devient la mesure moyenne des étapes ; quand les centres de population sont trop éloignés, une venta s’élève au point où le voyageur ferait halte à la belle étoile par égard pour sa monture. La venta contient le meson ou posada, avec ses chambres et ses vastes écuries, la fonda ou le restaurant, et, le plus souvent, une tienda, magasin d’approvisionnement général. En somme, c’est le caravansérail des Orientaux.

La Magdalena, où nous nous rendîmes le jour suivant, en franchissant huit à neuf lieues d’un pays assez peu intéressant, est une petite ville de quelques milliers d’âmes, assise au nord d’un petit lac, en partie environnée de montagnes et d’une assiette irrégulière ; il y a une belle place plantée d’arbres et quelques maisons de proportions plus majestueuses. Au simple lavage à la chaux, commencent à se substituer aussi des teintes variées, jaune d’ocre, bleu ou vert pâles, sur lesquelles se détachent en blanc les bandeaux, corniches, chambranles, chaînes et étriers. Quelques vieilles serrureries massives ornent les fenêtres. Le bâtiment qui sert de logement à nos hommes, situé sur la plaza Mayor, est dans ce goût : il a un étage, et le patio, ombragé de quelques orangers magnifiques, est entouré d’une double rangée de portales superposés.

Le parasol des marchés.

J’eus ici quelques difficultés de plus qu’à l’ordinaire à me procurer les quinze à dix-huit cents tortillas qu’il me fallait journellement pour le souper des prisonniers et leur déjeuner du lendemain. Les tortilleras se montraient toujours fort soupçonneuses au début. Quand j’avais acheté leur petite provision, je faisais des commandes si gigantesques à leurs yeux, qu’elles supposaient que je me moquais d’elles : j’allais leur laisser pour compte certainement leur marchandise, qui serait perdue alors, ou bien ne pas la leur payer peut-être, perspectives également tristes pour ces malheureuses, qui demandent généralement au crédit les fournitures premières. Le pauvre Indien a tellement été exploité depuis des siècles, on a tellement abusé de sa confiance, de son ingenuité, de tous ses sentiments enfin, que, dans l’infériorité d’ignorance où on l’a laissé, la vie ne peut se peindre à ses yeux que sous ses couleurs les plus malsaines. Il est voleur, non par nature, comme tant de gens se sont plu à le dire, mais par une sorte de droit de la guerre, puisqu’il a toujours été traité en ennemi vaincu. J’etais obligé de compter mes tortillas une à une, sous peine d’être frustré de plus de moitié sur le nombre. À force de patience, de loyauté, de douceur et de fermeté en même temps, je parvenais cependant à négocier sur des bases plus fraternelles ; mais à la Magdalena, mes efforts demeurèrent vains, les tortilleras demandant à être payées d’avance pour exécuter mes commandes. Je savais trop bien, hélas ! que je n’aurais revu ni mon argent, ni ma marchandise, pour souscrire à de pareilles conditions.

Heureusement pour moi, la vieille fondera du meson où j’étais descendu avec les officiers avait plusieurs filles et plusieurs mozas (servantes) qu’elle mit à l’œuvre immédiatement, et j’eus ma provision de tortillas. La fabrication de ce mets national est le complément indispensable de l’éducation féminine au Mexique, et le metate est le premier métier sur lequel s’exerce la jeune fille. C’est un bloc de granit ou de porphyre porté sur quatre