Page:Le Tour du monde - 05.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourquoi reculerais-je devant le mot qui me vient aux lèvres ? d’infâmes rapines ! Je suis heureux d’ajouter qu’à l’honneur de notre civilisation, le couvent latin est pur de toutes ces hontes. Il est très-pauvre cependant. Sans quelques subsides que lui envoient l’Espagne et le Portugal, il n’aurait d’autres moyens de se soutenir que la vente des reliques et des chapelets bénits, fabriqués à Jérusalem ou à Bethléem, et dont il envoie des caisses pleines aux ports de Saint-Jean d’Acre, de Jaffa et d’Alexandrie, d’où on les exporte principalement à Malte, en Sicile, en Espagne et en Portugal.


La Jérusalem de mes rêves. — La vraie Jérusalem. — L’église du Saint-Sépulcre. — La pierre de l’onction. — Le tombeau du Christ. — Le Calvaire.

Lorsque j’étais enfant, la pensée de Jérusalem éblouissait mon imagination. Souvent, sur les genoux de ma mère, tandis qu’elle me lisait une page de la Bible, je fermais les yeux pour contempler intérieurement la cité du Christ. Je la voyais resplendir à la cime glorieuse d’une immense montagne ; ses monument s’étaient de marbre et d’or, et des colonnades merveilleuses portaient jusqu’au milieu des cieux entr’ouverts un temple en forme de croix si étincelant que je n’en pouvais soutenir l’éclat.

Adolescent, je m’étais fait une idée tout opposée et plus élevée encore de ce que devait être Jérusalem.

J’imaginais qu’on avait religieusement respecté la simplicité, la rudesse, le caractère tragique des scènes de la Passion. Il me semblait voir, à quelque distance de la ville moderne, dans la solitude et le silence, le Calvaire nu, déchiré, la tombe du Christ, taillée dans le roc, vide, béante, à découvert sous le ciel, et tout cet espace sacré du drame chrétien tour à tour calciné par le soleil ou battu par la pluie et les vents, sublime de tristesse aux heures des ténèbres, sublime d’horreur au milieu des tourmentes de la nature. À peine voulais je supposer alentour des lieux saints quelque faible barrière protégeant contre l’avidité des indiscrètes ferveurs ces témoignages éternels de la mission de l’homme-Dieu !

Quelles illusions !

« Où donc est le mont Calvaire ? dit le pèlerin.

— Tournez à droite, monsieur, montez ce petit escalier, vous le verrez au premier étage, » répond le guide.

Le mont Calvaire et le tombeau du Christ sont enfouis, cachés, couverts d’ornements de marbre ou d’argent, entre les murs d’un édifice sans véritable grandeur et étouffé sous les amas inextricables de laides et sales maisons.

Le palais du moindre petit roi chrétien est d’un abord plus facile et d’un aspect plus digne et plus imposant que l’église du Saint-Sépulcre. On me dira : l’autel du fils de Marie n’a besoin ni de faste, ni de richesses. Soit. La simplicité est ce qui sied le mieux à ce qui est si grand par soi-même ; mais ou est-elle cette simplicité ? La vraie simplicité, c’est l’art sublime. Or, ce n’est pas du tout celle que l’on trouve dans le premier temple du monde chrétien. Si un catholique, si un philosophe même est ému dans le sanctuaire du Saint-Sépulcre, c’est par la seule puissance intime de la foi ou d’une raison supérieure et malgré l’influence de ce qu’il y voit.

Au retour de ma première visite à l’église du Saint-Sépulcre, j’ai écrit quelques notes à la hâte. Les voici :

Rues plus boueuses que le macadam, hérissées de cailloux, difficiles à monter. Près d’une ancienne porte du Saint-Sépulcre, un misérable marché. Plus loin, sous une voûte, des marchands de croix, de chapelets, de médailles ; d’autres détours, encore une voûte, un dédale, plusieurs escaliers à descendre (notez que l’église est au-dessous du niveau des maisons qui l’entourent), puis une toute petite place carrée encombrée en ce moment d’hommes et de femmes de l’Église grecque qui ont étalé à terre des étoffes, du savon, des chapelets. Cette pauvre petite place est le parvis du temple (voy. p. 233). Essoufflé, fatigué, ennuyé, ahuri par toutes ces marches et contre-marches, par le bruit et le tumulte, je demande pourquoi l’on ne m’a pas conduit à la façade principale, au porche. On me répond qu’il n’y a pas d’autre façade que celle qui est devant moi. À vrai dire, cela n’est pas laid ; mais que c’est loin de ce qu’on rêve !

Encore heurté, pressé, foulé et refoulé, j’approche, je franchis le seuil de la porte, et, dès les premiers pas dans l’enceinte sacrée, une scène à la Decamp me rappellerait très-vivement, si j’avais pu l’oublier, que, même dans l’église, je suis bien en pleine Turquie.

Sur une estrade couverte d’un tapis et de coussins sont accroupis, accoudés ou couchés cinq ou six vilains Turcs (voy. le plan, b) : ils fument, boivent du café, jouent aux échecs ; ces hommes sont les gardiens du temple. Ils le gardent comme si c’était un magasin de marchandises ou un spectacle de foire. Malheur au chrétien qui, selon l’heure, voudrait entrer sans exhiber son permis ou sans payer. Est-ce que par hasard quelques chrétiens candides s’imagineraient qu’ils sont libres d’entrer quand il leur plaît dans l’église du Christ ! Il y a là de bons bâtons tout prêts à caresser rudement l’échine des « chiens de chrétiens » qui se berceraient d’une si naïve confiance. J’entrevois aussi plus avant dans le temple des fusils qui brillent sur des épaules turques. Sommes-nous en guerre ou à une fête parisienne ?

Le premier objet qui frappe mes regards, à quelques pas du divan, est une grande dalle carrée en marbre rouge élevée de quelques centimètres au-dessus du pavé. On me dit que c’est la pierre de l’onction, c’est-à-dire la pierre sur laquelle le corps de Jésus a été déposé et oint par Joseph d’Arimathie avant d’être déposé dans la tombe (h).

« Quoi ! il y avait un si beau marbre près du Calvaire !

— Non pas. Ce n’est pas la véritable pierre de l’onction ; celle où reposa le corps divin est cachée dessous.

— Eh ! mon Dieu ! c’est précisément cette pierre-là que j’aurais voulu voir ! S’il me faut l’imaginer, j’étais aussi bien placé pour cela au fond de la France qu’à Jérusalem. Il n’est pas besoin de venir si loin pour voir du marbre rouge ! »