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dire chaque jour : « La Turquie se meurt de pauvreté. » Eh bien ! le moment est favorable. Qu’on lui achète la Palestine ! Je suppose que si tel État européen bien fervent voulait donner, pour cette acquisition une seule année de son revenu, le Grand-Turc trouverait l’affaire assez bonne. C’est très-bien, si l’on, veut, de défendre le trône temporel du successeur de saint Pierre ; mais la crèche du Christ et son tombeau, est-ce que c’est chose plus indifférente ? La cause de cet abandon est-elle notre impuissance ou notre insouciance ? Nous nous mettons en colère contre les Chinois ou les Cochinchinois, nous armons nos vaisseaux pour aller les mettre à la raison, nous pillons et brûlons leurs palais ; c’est très-glorieux assurément ! mais, beaucoup plus près de nous, nous subissons la domination turque sur le sol de notre patrie religieuse ! Quels singuliers hommes sommes-nous donc ! Pardon, pardon, monsieur ! vous trouverez que je divague. Effacez, effacez s’il vous plaît.

À la fin d’un des repas de l’hôtel, j’ai exprimé mes opinions avec une chaleur qui a fait rire tous les convives, et un monsieur, à larges moustaches, m’a répondu très-sérieusement :

« Les Latins, mon cher monsieur, ne s’intéressent pas beaucoup à ce qui se passe ici. Ils aiment mieux aller en pèlerinage à Rome ou à notre-Dame de Lorette qu’à Jérusalem. En 1808, le saint sépulcre a brûlé. Qui l’a restauré, monsieur ? Sont-ce les Latins ? Pas le moins du monde, monsieur. Les Grecs ont eu seuls cet honneur. Et combien croyez-vous qu’il y ait en ce moment de pèlerins latins à Jérusalem ? Cent tout au plus, monsieur, tout compris, prêtres, laïques, hommes, femmes, Français, Italiens, Espagnols, etc. Mais les pèlerins grecs, combien sont-ils, monsieur ? Douze-mille au moins. »

J’étais tout ébahi, et je ne sus que répliquer.

« Ce monsieur est Grec ? ai-je demandé tout bas à un de mes voisins.

— Sans doute, monsieur, il est Grec, puisqu’il est Russe. »

Latin ! Grec ! Russe ! Je m’y perds. Évidemment il s’agit là de schismes ; mais mes idées sur ces différences ne sont pas suffisamment claires.

Le soir, dans ma chambre, j’ai consulté le livre du R. P. Laorti-Hadji, et voici, dans un court résumé, ce qu’il me parut le plus essentiel de savoir.


Un peu d’érudition indispensable.

Dans les premiers temps du christianisme, les noms d’Église latine et d’Église grecque ne servaient qu’à indiquer la diversité des deux langues principales que parlait le peuple chrétien. Le pape gouvernait toute la chrétienté du haut de la chaire de saint Pierre à Rome. Il avait, en Orient, pour représentants, deux patriarches, l’un à Alexandrie, l’autre à Antioche. Plus tard, le patriarche de Constantinople réclama la primauté d’honneur après l’évêque de Rome. En 857, un de ces patriarches byzantins, Phocius, rejeta l’autorité du saint-siége et se l’attribua à lui-même, en soutenant que l’évêché de Rome n’avait dû ses priviléges qu’au séjour des empereurs dans cette ville, lesquels priviléges avaient légitimement passé à Constantinople dès que le siége de l’empire avait été transporté. « L’Église latine, disait-il, a perdu le pontificat et la primauté., L’Église de Constantinople, qui tenait le second rang, acquiert, par ordre de succession, le premier. » Cette prétention fut vivement repoussée et d’abord, en apparence, vaincue ; mais elle se releva, et la séparation des deux Églises devint définitive en 1093. L’Église russe a hésité longtemps entre l’Église latine et l’Église grecque, jusqu’au jour où Pierre le Grand supprima les fonctions de patriarche et se proclama lui-même le chef de la religion. De notre temps, en 1833, les véritables Grecs ou Hellènes ont déclaré l’indépendance de leur Église nationale.

Donc, l’Église d’Orient, ou pour conserver sa dénomination générale, l’Église grecque est fractionnée en trois nationalités religieuses : les Grecs ou Orientaux, qui reconnaissent la suprématie du patriarche de Constantinople ; les Russes, qui relèvent de leur empereur ; et les Grecs ou Hellènes, dont le roi et le synode de Grèce sont les chefs suprêmes. (Le roi Othon, pape ou patriarche, risum teneatis !)

Trois points principaux divisent l’Église grecque de l’Église latine :

1o L’Église grecque ne reconnaît pas la suprématie du pape ;.

2o Les Grecs communient sous les deux espèces, tandis que les Latins ne communient que sous l’espèce du pain ;

3o L’Église grecque fait procéder le Saint-Esprit du Père seul, et l’Église latine, depuis le règne de Charlemagne, le fait procéder du Père et du Fils.

Ces petites notions historiques me seront fort utiles pour comprendre ce qui se passe ici. J’étais loin d’avoir un juste soupçon de toute l’importance réelle de cette Église grecque à triple chef, dont il n’est presque jamais question en France, quand on y cause des questions religieuses.


Les pèlerins à Jérusalem. — Un camp grec à la porte de Bethléem. — Souffrances des caravanes grecques.

Il n’est que trop vrai. Les chrétiens de l’Église latine sont bien rares à Jérusalem, si rares que c’est à peu près comme s’il n’y en avait point. C’est à peine si, tout compté, nous sommes quatre-vingts chrétiens, étrangers à la ville, et soumis à l’autorité de Rome. Dans ce petit nombre, les Français et les Autrichiens dominent. On me donne avis que les Latins se réuniront demain au patriarcat ; ils n’y tiendront pas grande place. Leurs guides et chefs, pendant toutes les cérémonies de la semaine sainte, sont le patriarche Italien, délégué par le saint-siége et qui s’intitule « le gardien de terre sainte, » le révérendissime supérieur des pères franciscains du couvent de Saint-Sauveur, le consul et le chancelier de France.

Je commence mes promenades, je questionne ; tout m’étonne et m’intéresse.