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qui l’interrogent sur l’empereur et sur le Turc, sur la France et l’Allemagne. Les braves gens ne voulaient pas perdre une si belle occasion de se mettre au courant des choses du monde. En même temps on apporte de toutes parts ce que la ville a de plus précieux en vins, viandes, provisions de toute sorte, et Villars voit avec effroi un magnifique repas qui se prépare : perdrix et faisans, chapons de Milan et confitures de Gênes, vins de France, fruits d’Italie, tout s’y trouvait ; ces messieurs étaient en train de ne rien épargner.

En vain Villars invoque ses fatigues et supplie qu’on le dispense d’assister à ce festin formidable. Pour ne pas troubler l’alliance entre les deux États, l’ambassadeur croit de ses fonctions de s’exécuter. À minuit on se met à table. On boit, on mange, comme des Suisses savent le faire. Le peuple entre dans la salle. Les magistrats distribuent à leurs parents, à leurs amis, ce qu’ils avaient laissé sur les plats. Enfin à trois heures du matin ils se retirent. Villars se couche. Au réveil, il trouve l’hôtelier une note ruineuse à la main. Il lui fallut payer la fête que les magistrats san-gallois s’étaient donnée à eux et à leurs amis.

Il se sauve, en envoyant tous les diables l’hospitalité helvétique, et, de peur d’une récidive, traverse la Suisse aussi vite qu’il eût voulu traverser l’Allemagne. Il arrive à Bâle à la nuit tombante ; mais le Suisse est défiant : les portes sont déjà fermées ; c’était le 6 janvier et il faisait un temps horrible. Les gens de l’ambassadeur crient, jurent et tempêtent. Les Suisses ne jurent pas moins, mais n’en ouvrent pas davantage.

Un marché, à Augsbourg.

Villars veut intervenir ; il s’approche et tout d’un coup se trouve en l’air, puis au fond d’un fossé. Il resta là une demi-heure évanoui. On le croyait mort, et lui pensait l’être. Deux de ses hommes descendirent avec une corde, les autres le hissèrent en haut. Mais on avait fait un nœud coulant : il étouffait. On le tira de là pourtant ; on le coucha dans une guérite, et, pour le faire revenir, on l’abreuva d’eau-de-vie, seule chose qui se trouva sous la main. Au matin, les damnées portes s’étant ouvertes, on le porta sur deux planches dans un cabaret appelé le Sauvage. Les chirurgiens accoururent : il était bien temps.

Ils le trouvèrent meurtri des pieds à la tête, mais sans une fracture. Il descendit le Rhin, étendu au fond d’un bateau, jusqu’à Strasbourg, et là, malgré la fièvre, prit la poste pour Paris. Le roi daigna plaisanter avec lui de sa chute dans les fossés de Bâle et, comme Villars l’avait espéré, lui donna le moyen d’aller en Flandre se faire casser la tête à son service ou y gagner quelque beau commandement.

Lusignan, dit Saint-Simon, fut toujours le même. Il mourut fort pauvre, sans être jamais arrivé à rien. Villars, lui, arriva à tout. On aurait pu le prévoir, d’après leur manière de voyager.

V. Duruy.

(La suite à une autre livraison.)